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Les galeries de la mine de Centorbi ressemblent à la plupart des excavations de même nature pratiquées latéralement dans le flanc des montagnes. Les voûtes sont basses et taillées d’une manière inégale ; de lourds piliers, grossièrement arrondis par le pic, soutiennent le plafond ; de vagues lueurs, qui paraissent et disparaissent avec le reflet vacillant des lampes, jaillissent çà et là de la profondeur des ombres ; on entrevoit un instant des avenues qui semblent infinies, puis ces longues perspectives s’évanouissent en un clin d’œil et le regard cherche vainement à sonder les ténèbres ; on entend des bruits étranges, des hoquets, des soupirs provenant de la réverbération lointaine des échos. L’humidité suinte des parois, des gouttelettes tombent de la voûte et retentissent sur le sol, l’eau se mélange à la terre du chemin et la change en une boue gluante et tenace. En certains endroits, les filets d’eau se réunissent en assez grande abondance pour former de véritables ruisseaux sulfureux et fumants, qui pourraient facilement alimenter les baignoires et les piscines d’un immense établissement de bains comme ceux de Barèges et de Cauterets. Toutefois ces sources ne sont point exploitées, si ce n’est pour fournir tous les ans quelques litres d’eau sulfureuse au propriétaire lui-même. Actuellement toute cette surabondance de liquide, qui serait ailleurs une si grande richesse, est pour la mine de Centorbi le principal danger, car si les pompes d’épuisement ne fonctionnaient pas sans relâche, l’eau finirait bientôt par noyer l’immense labyrinthe des galeries. Quatre malheureux geindres, couverts seulement d’un pagne comme les insulaires de l’Océanie, et cependant tout ruisselants de sueur, tournent incessamment les manivelles des pompes. Pendant huit longues heures, ces hommes, chez lesquels toute intelligence, tout effort vital se portent nécessairement vers les bras, ne sont autre chose que les appendices musculaires de l’implacable machine. Celle-ci tourne, tourne sans cesse et soulève sans jamais s’arrêter les eaux qui résonnent dans les tubes de métal : c’est elle seule qui semble vivre, et les athlètes qui s’y succèdent de huit heures en huit heures n’en sont que de simples rouages : loin de dominer la machine qu’ils mettent en branle, ils lui sont asservis.

La proportion de soufre contenue dans les veines de la mine de Centorbi est d’environ six pour cent. Cette teneur est relativement faible, et cependant elle est suffisante pour que l’on puisse facilement allumer les parois de la mine et les faire bouillir comme de la poix, simplement en mettant la flamme d’une lampe en contact avec la pierre. Du reste, c’est de la même manière que l’on procède en grand pour obtenir le soufre. Des blocs extraits de la mine sont d’abord entassés en plein air, et subissent ainsi pendant un temps plus ou moins long l’action destructive de toutes les intempéries, puis on les dispose en tas sur la flamme des fourneaux. La pierre se délite et le soufre fondu descend dans les moules préparés pour le recevoir. Bien que ces procédés, suivis conformément à la routine traditionnelle, laissent perdre une très-grande quantité de soufre, cependant les produits annuels sont des plus rémunérateurs. La mine du baron Sesto livre au commerce environ vingt mille quintaux métriques par année, soit à peu près le cinquantième de la production annuelle de toute la Sicile. Les exploitations minières qui se suivent obliquement à travers toute la largeur de l’île, de Centorbi à Girgenti, fournissent à l’Europe les deux tiers du soufre nécessaire à sa consommation. Les propriétaires des mines siciliennes jouissent pratiquement du monopole et font payer au commerce des prix beaucoup trop élevés ; aussi n’auront-ils pas à se plaindre si quelque nouvelle découverte de la chimie vient à les ruiner.

Au sortir de la mine, je me sentais trop épuisé de mon bain de vapeurs sulfureuses pour escalader de nouveau la montagne de Centorbi. Je contournai les escarpements du côté du sud à travers d’interminables champs de blé, puis je descendis sur les bords du Simeto par un profond ravin que les pluies agrandissent chaque année. Presque toutes les campagnes cultivées et cependant désertes que j’eus à parcourir avant d’atteindre Adernò appartiennent encore à un grand couvent de femmes et constituent un fief (feudo). C’est là ce que j’appris le soir même en passant devant le monastère de Santa Lucia. Une foule considérable se pressait autour d’une estrade, sur laquelle se tenait un crieur portant une espèce de livrée monastique. Ce personnage mettait à l’encan, suivant la coutume annuelle, les diverses parcelles de l’immense domaine, et de leur côté, les métayers cherchaient à renouveler leurs baux sans avoir à subir d’augmentation de prix. Attirées par le spectacle de la foule, les religieuses étaient toutes cramponnées aux barreaux des fenêtres et regardaient avidement la scène.

Le lendemain, je pus être témoin d’une autre scène de mœurs en revenant à Catane. À l’entrée de la ville notre voiture fut arrêtée, d’un côté par les employés de l’octroi, qui voulaient constater si nous avions du fromage ou des bouteilles d’huile sur nos personnes, et de l’autre, par un moine mendiant qui montrait un affreux tableau de sa composition représentant les âmes du purgatoire. Je dois à la vérité de dire que mes compagnons de voyage accueillirent les employés du fisc avec bien mauvaise grâce, et réservèrent toutes leurs politesses pour le frère quêteur. Celui-ci, chargé de bénédictions et plus riche de quelques offrandes, alla solennellement s’asseoir sur un piédestal de colonne brisée, pour y attendre d’autres voyageurs et prélever sur eux aussi son droit de péage. Il se tient là comme un maître, et d’un geste plein d’autorité arrête les passants. Bien plus allégrement obéi que ses compagnons de l’octroi, il perçoit comme son dû l’impôt traditionnel destiné aux âmes du purgatoire, et laisse les agents du fisc s’arranger ensuite comme ils le peuvent, pour prélever, bayoque à bayoque, les droits exécrés.

Pour me rendre à Syracuse, j’avais le choix entre le bateau à vapeur qui fait le service de la côte et une voi-