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rivière Simeto, par des escarpements abrupts. De cet observatoire on voit se développer à l’ouest l’amphithéâtre des montagnes Neptuniennes, dont les flancs dénudés et rocailleux contrastent d’une manière si tranchée avec les pentes douces de l’Etna, où la végétation la plus riche se déploie entre les amas rougeâtres des scories. Sur la plus haute de ces pointes calcaires des monts Neptuniens se profile en plein ciel la ville de Centorbi, semblable à une dentelure de rocher. C’est à cette aire d’aigle, où niche toute une population, qu’il me fallait monter d’abord.

La plaine que domine le promontoire d’Adernò est revêtue dans toute sa largeur d’un banc de lave, à travers lequel le Simeto et son affluent le Salso se sont creusé leurs lits. Un pont traverse le premier de ces cours d’eau, mais il me fallut passer à gué le Salso, en me heurtant les pieds aux débris d’un pont emporté par une crue, il y a quelques années. C’est immédiatement au delà que commencent les escarpements de Centorbi. Pour gagner la ville, dont on aperçoit les tours à un kilomètre au-dessus de sa tête, il faut suivre une route qui se développe en longs rubans sur les contre-forts de la montagne, ou bien gravir la rampe par un sentier auquel on a donné le nom bien mérité de Scalazza, et qui serpente dans un étroit ravin coupé de précipices. L’ascension dure près de deux heures, et pourtant les habitants de Centorbi qui cultivent les campagnes situées à la base des monts sont obligés de descendre et de remonter tous les jours cet interminable escalier. Que de temps perdu dans la vie de chaque homme et dans celle des générations successives, à cause de la demeure que les terribles nécessités de la guerre les avaient forcés de choisir ! Comment la civilisation aurait-elle pu se développer, comment les hommes auraient-ils pu s’unir pour former une société paisible, alors que chaque groupe d’habitations était un château fort suspendu dans les airs ? Adernò et Centorbi, se dressant chacune sur son rocher, se contemplent par-dessus la vallée du Simeto. Les nuages qui vont de l’une à l’autre cime, parcourent cet espace en quelques minutes ; et du haut du promontoire de Centorbi l’on peut même respirer la senteur des jardins de la ville opposée ; mais pour franchir la distance qui sépare les deux localités, il ne faut pas moins de temps que pour se rendre de Paris aux frontières de la Belgique ou sur les bords de la Manche.

Même en Sicile, où tant de villes sont perchées au sommet d’une montagne, il n’en est pas une seule qui puisse être comparée à Centorbi pour la singularité du mode de construction. La cité tout entière se compose de deux longues ruelles disposées en forme de croissants accouplés et tournant leur convexité l’une vers l’autre. Ces deux ruelles ne son tautre chose que d’étroites arêtes entre deux pentes abruptes et les maisons qui les bordent sont en partie construites sur le précipice : du côté de la voie publique, les maisons n’ont pour la plupart qu’un rez-de-chaussée, tandis que du côté de l’abîme, elles se dressent à de grandes hauteurs au-dessus de murs de soutènement à voûtes et à meurtrières. Une des cornes du double croissant, tournée vers le sud-est, porte à son extrémité une vieille ruine pittoresque autour de laquelle les Centorbitains ont ménagé une plate-forme circulaire. Ce belvédère, d’où l’on voit dans toute sa magnificence le magnifique pays que domine la masse grandiose de l’Etna, de Catane à Syracuse, est connu sous le nom de palais de Conrad, mais ce fut sans doute un édifice romain. D’ailleurs, les Sicules avaient occupé déjà depuis des siècles la ville de Centuripæ, lorsque les Romains s’en emparèrent pour en faire l’une de leurs principales forteresses en Sicile. Au treizième siècle, un empereur allemand rasa Centorbi et en établit de force les habitants sur le bord de la mer ; toutefois, une nouvelle cité se reconstruisit peu à peu sur cette double arête de montagne. Actuellement la population de la ville aérienne n’est pas moindre de 6 500 individus : quant aux habitants de l’espèce porcine, ils sont aussi bien nombreux et la ville n’y gagne pas en propreté. Quoique balayés par le souffle de tous les vents, certains quartiers de Centorbi sont vraiment inabordables.

Après avoir fait une longue halte sur les murailles croulantes du palais de Conrad, je descendis en courant la partie la plus rapide du sentier qui se dirige vers les mines de soufre du baron Sesto. Entre les roches blanches qui percent le sol çà et là, la terre est partout cultivée avec soin ; mais je ne voyais de maison nulle part : tous les agriculteurs sont des bourgeois qui rentrent chaque soir à la manière antique dans l’enceinte de la cité. Les vastes champs de céréales qui remplissent les vallons et recouvrent les pentes doivent à cette absence d’habitations humaines un caractère tout spécial de tristesse et de solennité : on dirait que l’homme vient d’être arraché à ses cultures et que personne ne viendra recueillir le froment germant dans les sillons.

Les fourneaux et les constructions diverses de la mine de soufre sont les premiers bâtiments que l’on rencontre au sud de Centorbi. Ils sont situés à plus d’une lieue de la ville, dans un étroit vallon rocheux tout encombré de pierres extraites du sein de la montagne. Sans perdre de temps, je m’adressai à l’ingénieur qui dirige les travaux d’exploitation ; celui-ci se mit aussitôt à ma disposition avec la plus grande obligeance et voulut me conduire lui-même dans les galeries de la mine.

Je devais lui en savoir gré, car nous étions au moment le plus chaud de la journée, et tous les travailleurs se reposaient couchés sous les hangars. Les rayons du soleil tombaient à pic dans le vallon et se reflétaient sur les pierres blanchâtres. La principale entrée des galeries étant justement tournée vers le midi, la chaleur solaire qui s’y engouffrait plongeait ainsi jusque dans les profondeurs de la mine. Une forte odeur d’hydrogène sulfuré s’échappait de la bouche de ce puits et nous saisissait à la gorge. À peine étais-je entré dans cette cavité à l’atmosphère étouffante que je haletai péniblement pour respirer, et que mon visage se couvrit de sueur. Pendant quelques moments je craignis de ne pouvoir avancer.