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mais on ne peut les suivre du regard, tant elles s’enfuient rapidement. Un tumulte incompréhensible de voix stridentes s’échappe du sol : ce sont comme des bruits de scies, de sifflets et d’innombrables marteaux retombant sur l’enclume ; on dirait le mugissement des vagues se brisant sur les rochers en un jour de tempête, si les explosions soudaines n’ajoutaient de temps en temps leur tonnerre à tout ce fracas des éléments. On se sent effrayé, comme devant un être vivant, et la vue de ce groupe de collines qui bruissent et qui fument, et dont les cônes grandissent incessamment des débris projetés de l’intérieur de la terre. » (Revue des Deux-Mondes.)

Me trouvant à la base occidentale des cônes de débris, il ne m’était pas difficile de gravir les plus élevés d’entre eux, car le vent soufflait avec assez de violence dans la direction du nord-est et reployait de ce côté les nuages de vapeurs et de cendres. Seulement il me fallait marcher vite, car le sol fumant avait encore une haute température. C’est donc en courant à grandes enjambées que je pus me rendre compte de l’aspect général des monticules. Leurs talus noirâtres étaient revêtus çà et là d’efflorescences d’un jaune d’or ou d’une blancheur de neige qui n’étaient autres que du soufre, du muriate d’ammoniaque et du sel marin déposés par les vapeurs. Autour des cônes d’éruption, le sol était couvert de cendres que le vent avait distribuées en forme de dunes. Les arbres les plus rapprochés avaient pris l’apparence de pieux plantés dans le sable, la partie inférieure de leur tronc était enfouie, leur tête était découronnée ou même complétement rompue, quelques-uns, déjà brûlés à la base, étaient diversement inclinés sur la plaine de cendres. Au sud, une dépression très-visible et de larges fissures du sol se montrant en plusieurs endroits sur la longue pente du Monte-Frumento, indiquaient la crevasse d’où pendant la nuit du 30 au 31 janvier 1865 s’était échappé le premier torrent de lave. Cette inondation de matière fondues, s’abattant soudainement sur la forêt, avait rasé des milliers d’arbres, cependant quelques troncs solides avaient résisté et portaient même en témoignage de leur victoire des morceaux de lave collés à leur écorce. Sur l’endroit où passa le fleuve de feu, M. Fouqué a découvert un pin dont le tronc avait pour gaîne, à une dizaine de mètres au-dessus du sol, une grosse scorie évidemment apportée par le courant issu du Frumento. Un gastronome comparerait cette pierre à un gigot embroché.

Je passai une grande partie de la journée au pied de ces monticules innommés, auxquels on devrait désormais en bonne justice donner les noms des savants qui les ont étudiés, Fouqué, Silvestri, Viotti, Grassi ; puis je descendis avec lenteur en longeant la rive orientale du courant de lave, jusqu’au bord du précipice de Cola Vecchia, du haut duquel une cataracte de pierres et de matières incandescentes avait plongé quelques jours après la rupture des flancs de la montagne. Non loin de là se trouve une maison de ferme où mon guide me fit recevoir en hôte. La seule perte que j’avais eu à subir pendant mon excursion était celle de mon chapeau, qu’avaient percé de petits débris encore brûlants, lancés par les cratères.

La route que j’avais à suivre le lendemain pour aller visiter la grande cheire de Zaffarana, sortie en 1852 du Val del Bove, passe à une faible distance du fameux châtaignier des Cent-Chevaux. Cet arbre gigantesque n’est plus ce qu’il était au dernier siècle, ce n’est pas même un arbre, , mais un groupe de trois fûts, dont les deux plus considérables sont déjà complétement rongés au cœur. Ayant encore dans les yeux les gravures qui représentent le colosse du monde végétal, tel qu’il fut autrefois, je le cherchais des yeux dans le lointain, lorsque déjà je me trouvais à l’endroit où s’élevait jadis la partie centrale de l’arbre. Là passe maintenant un chemin creux que les eaux d’orage approfondissent chaque année aux dépens des racines. De leur côté, les paysans travaillent de leur mieux à la destruction des troncs qui restent encore : ils en carbonisent la base en y allumant du feu, ils en évident l’intérieur à coups de hache pour ménager un plus vaste asile à leurs brebis. Deux autres débris du grand tronc qui existaient encore, il y a quinze ans, ont entièrement disparu, et l’on distingue avec peine l’emplacement où ils s’élevaient naguères. Au temps de sa gloire, le châtaignier de Cent-Chevaux n’avait pas moins de 60 mètres de tour. Le superbe châtaignier de la Nave, que l’on voit à une faible distance au nord, a seulement 18 mètres de circonférence ; mais il n’est pas encore rongé par la vieillesse, et ses rameaux énormes vont se projeter au loin pour s’entremêler au branchage d’un autre arbre, à peine moins gigantesque. D’ailleurs, ceux qui n’admirent pas uniquement les arbres à cause de leur énorme diamètre ou de leur grand âge trouveront sur ce même versant de l’Etna, des milliers de châtaigniers, de chênes et de trembles, qui sont vraiment superbes par la beauté de leur tronc, la pureté de leur écorce, la grâce ou la noblesse de leur port. Bien que les sources jaillissantes soient rares et pauvres, le terreau noir est tenu constamment humide par les infiltrations des neiges, et le bois des arbres peut se gonfler de séve.

Zaffarana, ma seconde étape sur le versant oriental de l’Etna, est un grand village situé à l’extrémité inférieure de la coulée de lave qui sortit en 1852 du Val del Bove, et qui, seule dans l’histoire contemporaine du volcan, peut être comparée a l’éruption du Monte Frumento. Aussi ne pouvais-je manquer d’explorer ce courant, d’autant plus que c’était pour moi une occasion de revoir ce gouffre du Val del Bove, que j’avais déjà contemplé des hauteurs neigeuses de la montagne. Je parvins même à faire partager mon zèle à un élégant citadin catanais qui se trouvait à Zaffarana pour je ne sais quelles affaires d’intérêt. Le brave homme était né à l’ombre de l’Etna, il en avait toujours vu la blanche fumée planer dans les airs, et cependant il n’avait jamais eu l’idée de le gravir, ou même de visiter un seul des petits cônes d’éruption parsemés sur les flancs du mont. Je lui fis honte de son indifférence, et le soir, lorsque nous nous souhaitâmes réciproquement une