En amont de cet aqueduc, appelé ponte di Carcacci ou d’Aragona, les bancs de lave qui forment les deux versants de la vallée se rapprochent graduellement et les eaux du Simeto se resserrent de plus en plus dans l’étroit passage qu’elles se sont elles-mêmes creusé. Toutefois elles n’ont point encore terminé leur œuvre d’érosion, puisqu’en deux endroits elles forment des cascades, spectacle bien rare en Sicile. À sa chute inférieure, la rivière se divise en plusieurs filets d’eau plongeant d’une assez grande hauteur, mais tellement étroits qu’une puce pourrait, dit-on, les franchir d’un bond : de là le nom de Salto del Pulicello ou Saut de la Puce. Plus haut, en amont d’un vieux pont très-pittoresque, le torrent, arrêté en 1610 par une coulée de lave, descendue de l’Etna, s’y est creusé une entaille au fond de laquelle on voit l’eau s’abattre de cascade en cascade. C’est là le Salto del Pecoraro ou Saut du Pâtre, ainsi nommé, suivant la tradition, d’un berger qui pour voir plus tôt son amoureuse, aurait eu l’habitude de bondir d’une rive à l’autre. Du reste, cet exploit ne me sembla pas des plus remarquables et j’eusse peut-être essayé de franchir le torrent de la même manière si je n’avais craint de glisser sur les rochers polis.
Du Salto del Pecoraro à la ville de Bronte, il faut traverser un désert de laves, les unes anciennes, les autres modernes, mais presque toutes rebelles à la culture : on ne voit guère, même sur les courants dont la surface est déjà délitée par les intempéries, que des lichens jaunâtres, quelques touffes d’herbes et des cactus. L’aspect général du paysage n’est pas moins désolé que ne l’est, de l’autre côté de l’Etna, celui du Val del Bove ; mais il est loin d’être aussi grandiose, car on ne voit pas se dresser, autour de la mer figée des scories, les murailles d’un immense amphithéâtre, et même la cime fumante du volcan est presque partout dérobée à la vue par des contre-forts, de grands talus de cendres ou des chaos de débris entassés, Tous ces courants de lave noire ou rougeâtre qui se succèdent sur les versants de la montagne, comme autant de remparts parallèles, donnent à la nature environnante une formidable apparence de tristesse et de solennité.
Bronte, où l’on arrive enfin après une marche des plus fatigantes à travers les scories, porte encore à juste titre le nom d’un Cyclope, fils des Titans, qui forgeait le tonnerre. Des escarpements de lave sont de toutes parts suspendus au-dessus des maisons, de nombreux cônes d’éruption se dressent dans le voisinage, et sur le versant de l’Etna s’ouvre une longue dépression qui semble un lit tout préparé d’avance pour l’inondation de matières fondues qui se déversera sur Bronte. En dépit de la menace que le volcan fait peser incessamment sur la ville, celle-ci n’en est pas moins une importante cité ; elle a un grand collége, des églises à coupoles, des entrepôts où l’on emmagasine d’excellents vins livrés ensuite au commerce anglais sous le nom de Marsala. Toutefois, est-il besoin de le dire, Bronte n’a que de bien tristes gîtes à offrir aux voyageurs. Hésitant entre deux auberges’également sales, je finis par entrer dans la « locande du Loup, » attiré par ce distique peint sur l’enseigne :
« Ospite, non temer di lupo il tetto ;
Trovi senza periglio agio e ricetto[1]. »
Malheureusement je m’aperçus trop tard que ces vers étaient une ironie atroce ; je fus bel et bien traité comme une brebis.
La plaine qui s’étend au-dessous de Bronte constitue avec les vallées avoisinantes un grand fief que Ferdinand de Naples avait conféré à Nelson, en reconnaissance de ce que celui-ci l’avait aidé à massacrer son peuple. La route qui contourne l’Etna s’élève par une pente rapide au-dessus de ces cultures et gagne bientôt les régions alpestres où l’on ne voit plus ni les oliviers, ni les vignes, mais seulement les champs de blé et les arbres de la végétation forestière. Le col par lequel on contourne l’angle nord-ouest de l’Etna n’a pas moins de mille mètres de hauteur. C’est de là que la grande montagne ressemble le plus à certaines cimes de l’Europe centrale. Si je n’avais aperçu au sommet du cône terminal la colonne ondoyante de vapeur, j’aurais pu croire que ces gracieux vallons ombragés de chênes et de châtaigniers, ces contre-forts arrondis où la blancheur des neiges se marie à la verdure des pins étaient ceux de quelque mont des Alpes ou des Pyrénées. La cité de Randazzo, dont les hautes murailles et les forts gardaient au moyen âge ce revers de l’Etna, semble également avoir été transportée de quelque contrée du nord sur le sol de la Sicile. L’aspect en est sombre et sévère, comme au temps des rois normands.
Ma dernière étape sur la grande route qui contourne l’Etna de Catane à Taormine fut la ville de Linguagrossa. Le cœur me battait en y entrant, non que cette localité eût des trésors d’art à me montrer ou que je dusse y rencontrer un ami, mais c’est là qu’il me fallait gravir les pentes du volcan pour aller contempler le fleuve de lave et les nuages de cendres qui s’échappaient encore du sein de la montagne. Déjà de Taormine j’avais pu distinguer la rouge lueur de l’éruption ; maintenant j’allais l’étudier de près, j’allais, pour la première fois de ma vie, suivre les bords d’un courant de lave encore en mouvement, voir la matière incandescente gonfler sa croûte de scories et s’épancher au dehors, assister à la tempête des vapeurs et des cendres qui jaillissent en sifflant des gouffres souterrains !
Les premières pentes de la montagne, du côté de Linguagrossa, n’offrent que des courants de laves anciennes et des champs de céréales ; mais quand on a dépassé les plus hautes maisons de ferme on atteint le charmant plateau de Donnevita où le sentier serpente, tantôt dans les prairies herbeuses, tantôt sous les grands pins et les chênes. Malheureusement, on rencontre de distance en distance les cabanes en planches de charbonniers et de bûcherons, qui sont maintenant à l’œuvre pour détruire la forêt et stériliser ainsi le versant septentrional de
- ↑ « Étranger, ne redoute pas le toit du loup, — tu y trouveras sans péril confort et bon accueil. »