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Le toit seul de cet édifice hospitalier se montrait au-dessus de la neige. Pendant les mois d’hiver, ce bâtiment reste enseveli ; cependant on pourrait facilement, avec quelques précautions empruntées aux Esquimaux, l’habiter durant toute l’année. M. Gemellaro, de Nicolosi, propose d’en faire un observatoire météorologique, destiné à la double étude des volcans et des courants aériens. Ce serait une admirable station, pour les savants, que cette maison située au centre même du bassin de la Méditerranée, à près de 3 000 mètres d’élévation et bien au-dessus de la région des nuages inférieurs, à ces hauteurs aériennes où se heurtent et se croisent les courants atmosphériques venant sans obstacle du pôle et de la zone équatoriale. Il est vrai que des tremblements du sol ou des grêles de pierres pourraient interrompre parfois les recherches et gêner les observateurs. En 1863, des blocs lancés par le grand cratère défoncèrent ainsi la maison, et M. Gemellaro a dû la faire reconstruire entièrement.

Le cône central a près de 300 mètres de hauteur, et ses flancs, composés de débris glissant par leur propre poids, sont beaucoup plus pénibles à gravir que le reste de la montagne, sans être pourtant aussi difficiles à escalader qu’on le raconte d’ordinaire. Lors de mon ascension, ils n’étaient percés, sur leur versant méridional, que d’un petit nombre de fumerolles, mais la température des gaz contenus dans l’intérieur du cratère avait suffi pour fondre la couche de neige sur le pourtour presque entier du cône. Une odeur faiblement sulfureuse se mêlait à l’atmosphère. Une singulière somnolence s’était emparée de moi. Malgré l’émotion que j’éprouvais en approchant de la cime, j’étais tenté à chaque pas de m’étendre sur un lit de scories, pour y jouir du sommeil. Soit que la nuit précédente, consacrée à la marche, eût fatigué mes yeux, soit aussi que la diminution considérable de la pression atmosphérique eût produit sur mes organes un effet particulier, il est certain que je dus énergiquement lutter contre moi-même pour ne pas m’endormir en gravissant la pente.

Enfin, j’atteignis le bord du cratère, et tout nuage de sommeil disparut aussitôt de mes yeux[1]. « Les voyageurs célèbrent à l’envi dans leurs récits l’incomparable panorama sur lequel se promène le regard du haut de cet observatoire de 3 300 mètres. Il serait en effet bien difficile de rêver un spectacle supérieur en beauté à celui qu’offrent les trois mers d’Ionie, d’Afrique et de Sardaigne, entourant de leurs eaux plus bleues que le ciel le grand massif triangulaire des montagnes de la Sicile, tout hérissé de villes et de forteresses, les hautes péninsules de la Calabre et les volcans épars de l’Éolie, fils de l’Etna, que les forces à l’œuvre dans le sein de la terre ont fait lentement surgir du fond de la Méditerranée. La puissante masse du volcan, dont le diamètre n’a pas moins de quinze lieues, s’étale largement au-dessous du cratère terminal avec ses zones concentriques de neiges, de scories, de verdure, de villages et de cités. Tous les détails de l’immense architecture se révèlent à la fois ; on distingue les contre-forts et les abîmes, les courants de lave et les monticules d’éruption, pareils à de grandes fourmilières. Suivant les diverses heures du jour, on voit l’ombre gigantesque de l’Etna, accompagnée, comme par une armée, des ombres de toutes les montagnes qui lui font cortége, diminuer lentement ou bien s’allonger peu à peu et se projeter au loin sur les plaines et sur la mer. Les nuages qui flottent dans l’étendue au-dessus de la cime du volcan modifient incessamment l’aspect de l’immense tableau : les uns s’effrangent aux cimes inférieures et se déroulent en écharpes transparentes, les autres s’amassent en lourdes assises et voilent, tantôt un groupe de montagnes, tantôt une région de la mer ; parfois aussi, ils remontent les pentes de l’Etna sous forme de brouillard, puis, après avoir limité le champ de la vue à un horizon de quelques centaines de mètres, se déchirent pour laisser voir de nouveau l’espace illimité. D’ailleurs, rien de plus facile, même lorsque le temps est parfaitement clair, que d’être le témoin de cette transition soudaine. En se plaçant au milieu des épaisses fumerolles qui jaillissent le plus souvent de l’une des pointes du cône, on reste pendant quelques instants comme perdu dans la fumée d’une fournaise ; puis, qu’une bouffée de vent emporte les vapeurs, et l’on revoit comme par magie les flancs de l’Etna, les côtes si gracieusement dessinées de la Sicile, et la mer, tellement rapprochée en apparence qu’on est tenté de faire un saut pour s’y plonger. »

Quelle que fût la magnificence de cette vue d’ensemble, embrassant un espace de plus de deux cents kilomètres de rayon, néanmoins, mon regard était toujours ramené vers le trou noir que je voyais fumer à une quarantaine de mètres plus bas, dans le fond du cratère. Ce puits a tout au plus une dizaine de mètres en largeur, mais il me suffisait de savoir que ses parois perpendiculaires descendent jusqu’à des profondeurs inconnues, jusqu’à l’abîme souterrain des laves, pour que je le contemplasse avec une admiration mêlée de frayeur. Presque transparents à leur issue du gouffre, à cause de la température élevée qui les pénétrait, les jets de vapeur se condensaient très-rapidement dans l’air froid et, se déroulant dans le cratère en épais tourbillons, prenaient aussitôt les proportion d’un nuage considérable. Celui-ci montait en colonne dans l’atmosphère tranquille jusqu’à une hauteur que d’en bas j’avais évaluée à 2 000 mètres, puis, arrivant dans une zone de l’atmosphère où passait un courant dirigé vers le sud, se recourbait gracieusement et se déployait en écharpe sur toute la rondeur du ciel pour aller se confondre avec les brumes qui pesaient au loin sur la mer d’Afrique. Et cette immense nuée qui se développait dans l’espace comme une arcade

  1. Qu’il me soit permis de reproduire ici une page empruntée à une étude scientifique sur le Mont-Etna, que j’ai publiée, il y a près d’un an, dans la Revue des Deux Mondes. Le tableau, tel que je l’ai vu, était assez beau pour que je ne tienne pas à me l’imaginer autrement.