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min de Nicolosi, je descendis dans le premier puits, mais là, je ne me sentis nullement tenté de prolonger mon voyage d’exploration dans les entrailles du volcan. Échappant à la froide humidité qui suintait à travers les parois de lave, je remontai avec joie vers la lumière du soleil.

Pendant la nuit suivante je devais commencer mon ascension de l’Etna ; mais l’individu qui s’était proposé tout d’abord à me servir de guide ne me plaisait nullement, et, d’un autre côté, le poids de mon bagage et des provisions indispensables m’empêchaient de tenter seul l’aventure. Nous étions alors au commencement du printemps, saison pendant laquelle les gens de Nicolosi ne se soucient guère d’escalader la montagne, à cause du froid qui règne dans les régions supérieures, et surtout à cause des longues pentes de neige qu’ils sont alors obligés de gravir à pied. Presque toutes les ascensions de la montagne se font en été, alors que voyageurs et guides peuvent aller à dos de cheval jusqu’à la base même du grand cône célébrer un joyeux banquet dans la « maison des Anglais, » débarrassée de neiges, puis après avoir grassement dormi, se donner le luxe d’admirer le lever du soleil des bords du cratère. Toutefois, les vrais amants de la nature doivent trouver la montagne d’autant plus belle qu’ils ont à la conquérir par une plus longue marche sur ces neiges, avec lesquelles la magnifique verdure de la plaine forme un si éblouissant contraste.

Dans mon embarras, je m’adressai à M. Giuseppe Gemellaro, frère du célèbre géologue de Catane et lui-même savant minéralogiste. Depuis quarante années, il n’a cessé d’étudier avec passion sa chère montagne, et sans doute on l’eût révéré, il y a deux mille ans, comme un des génies de l’Etna. M. Gemellaro me remercia avec effusion d’être venu lui demander un service, puis après m’avoir fait les honneurs de son remarquable musée de laves et autres produits volcaniques, il envoya chercher le guide le plus intelligent et le plus sûr de Nicolosi. C’est un homme dont les cheveux grisonnent déjà, et qui traîne, en boitant, la jambe droite ; mais il n’en est pas moins un solide marcheur, ainsi que j’eus mainte occasion de m’en convaincre le lendemain.

Il était nuit noire lorsque nous partîmes de Nicolosi ; à peine voyais-je mon compagnon, et je me laissais guider surtout par le bruit des scories qui résonnaient sous ses pas. Bientôt nous entrâmes dans la région que, par habitude, on appelle encore région boisée, mais où l’on aperçoit, seulement à de grandes distances les uns des autres, quelques chênes aux énormes troncs presque entièrement ébranchés. Sur ce versant de l’Etna, il n’y a plus de forêt, et les déserts de la région supérieure succèdent immédiatement aux cultures du pourtour de la montagne. Là on ne voit plus, en été, que talus de scories et de cendres ; en hiver et au printemps, que nappes interminables de neige entourant çà et là des îlots noirâtres de laves escarpées. Du reste, la pente est très-facile à gravir. Nul doute que si l’Etna se trouvait en Suisse, on n’eût construit depuis longtemps une route carrossable pour monter à la cime du volcan.

Le soleil venait de se lever lorsque nous arrivâmes sur le plateau doucement incliné qu’on appelle Piano del Lago en souvenir d’une lagune de neige fondue, comblée par les laves au commencement du dix-septième siècle. Les rayons glissaient obliquement sur la nappe blanche en y faisant briller d’innombrables diamants. Directement en face, nous voyions se dresser le grand dôme, rayé çà et là d’avalanches grisâtres où les cendres se mêlaient à la neige. De sa bouche énorme, une colonne de vapeurs, entourée à la base d’une guirlande de fumées transparentes, se tordait en larges volutes aux contours dorés, et montait en tournoyant vers les nuages. Le volcan était silencieux, mais ce calme lui-même rendait l’immense tourbillonnement des vapeurs d’autant plus majestueux. Je m’avançais avec émotion, à la fois heureux et tremblant, comme un profane auquel se dévoile un mystère. C’était donc là ce géant de la Sicile, vers lequel, depuis mon enfance, s’était si souvent porté mon imagination ! Je la contemplais enfin cette montagne, dont les anciens, pénétrés d’admiration, avaient fait jadis le « clou de la terre » et le « pilier du ciel ! »

À l’extrémité orientale du Piano del Lago, une longue arête indique le rebord du précipice appelé Val del Bove. Pour me faire voir ce gouffre, l’une des merveilles de l’Etna, mon guide me fit obliquer à droite et contourner au nord la base de la Montagnuola, grand cône d’éruption, que de Catane on prendrait pour une des cimes de volcan. J’approchais avec une espèce d’horreur de l’effroyable abîme. Bientôt je vis la vaste plaine de laves s’étaler à plus de mille mètres de profondeur, semblable à un fragment d’une autre planète. Autour de nous, c’était la zone polaire avec ses neiges et ses glaces ; dans la partie inférieure du cirque, au-dessous des talus d’avalanches qui s’étaient écroulés du plateau, c’était la région du feu avec ses cratères de cendres, ses courants de matières fondues, ses amas de scories. Du haut des escarpements, on plonge le regard jusque dans les entrailles mêmes de la montagne, et l’on peut facilement étudier l’architecture du volcan tout entier en suivant des yeux, sur les parois de l’amphithéâtre, les couches superposées des laves et les murs de trachyte ou de basalte injectés dans les fentes. Jadis une partie de cet abîme, le Trifoglietto, fut une des bouches de l’Etna, et communiquait directement avec la mer souterraine des matières fondues, mais à une époque immémoriale, la cheminée d’éruption l’obstrua, puis le cratère égueulé fut graduellement raviné par les eaux de neige, et finit par devenir, pendant le cours des siècles, l’énorme cirque irrégulier du Val del Bove.

Les yeux sans cesse tournés vers l’abîme qui s’ouvrait à côté de moi, je continuai mon ascension vers le cône terminal de l’Etna. Je dépassai, sans les voir, quelques restes d’une construction romaine, qu’on appelle la Tour du Philosophe, puis je laissai à gauche le ressaut de terrain qui porte la « maison des Anglais. »