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le géant Etna. Nul mieux que M. Grassi n’a suivi les progrès de la récente éruption, dont il a, du reste, raconté l’histoire de la manière la plus complète dans une brochure publiée à la Catane : Eruzione del l’Etna del 1865.

La ville est très-riche en palais, en grands édifices municipaux, en églises et couvents ; mais ces monuments sont en général d’assez mauvais goût et ne méritent guère d’être visités. La gloire d’Aci-Reale, c’est l’incomparable vue dont elle jouit sur la mer et sur l’Etna. Le plateau qui porte les maisons de la ville se compose de sept coulées de lave vomies successivement par le volcan à des époques inconnues, et se terminant, du côté de la mer, par une falaise de plus de cent mètres d’élévation, où l’on voit distinctement les assises superposées des anciens courants de pierre fondue. La face extérieure du promontoire est tellement escarpée qu’il faut se pencher en dehors de la terrasse, si bien nommée du Belvédère, ou par dessus la voie ferrée construite au bord du précipice, si l’on veut apercevoir, à travers les tiges entremêlées des figuiers de Barbarie, les toits rouges des maisonnettes de pêcheurs et la ligue écumeuse des brisants.

Le chemin de descente ou la Grande Échelle (Scalazza) atteint le fond de l’abîme en tournant diverses fois sur lui-même et en s’enracinant aux flancs du rocher par des murs de soutènement. De cet escalier suspendu au-dessus du gouffre on peut étudier à loisir les différentes couches de lave. Chaque coulée offre, dans presque toute son épaisseur, une masse compacte où les plantes peuvent à peine insérer leurs racines ; mais leur partie supérieure est uniformément changée en une couche de tuf ou même de terre végétale due à l’action de l’atmosphère pendant une série de siècles plus ou moins longue. Après être sorti des flancs de l’Etna, chacun des courants qui constituent aujourd’hui le promontoire eut le temps de se refroidir, de se recouvrir de sol végétal et de porter une végétation arborescente que devait, plus tard, recouvrir un autre fleuve de pierre. On a également constaté un autre phénomène remarquable. Tandis que la falaise croissait par en haut, grâce à l’épanchement de nouvelles assises, elle croissait aussi par en bas, à cause du soulèvement graduel de la masse. À différents niveaux, on distingue sur la paroi, bien au-dessus de la surface actuelle de la Méditerranée, les lignes d’érosion tracées antérieurement par la mer ; on voit aussi plusieurs de ces « marmites de géants » que les vagues ont creusées en y faisant tournoyer des blocs de pierre.

Au nord du hameau de pêcheurs, les hardis piétons qui ne craignent pas de cheminer péniblement à travers les roches pointues et d’escalader les énormes débris écroulés du haut de la falaise, arrivent bientôt en face d’une belle grotte qui s’ouvre comme un porche à la base d’une muraille presque perpendiculaire. Cette caverne, dans laquelle s’engouffrent les vagues et d’où l’on entend sortir incessamment des râles et des sanglots produits par le refoulement de l’air emprisonné, ressemble, au moins pour la formation, à la fameuse grotte basaltique de Fingal, dans l’île de Staffa. De chaque côté de l’ouverture, les masses de lave sont disposées en colonnes irrégulières de quatre à cinq mètres de hauteur, les unes complétement verticales, les autres ployées vers le milieu sous le poids des roches surincombantes. Au-dessus de cette colonnade inférieure pèse une deuxième rangée de prismes, dont les pendentifs, pareils à ceux d’une voûte gothique, constituent le toit de la caverne. Plus haut encore, les roches, beaucoup plus compactes, affectent vaguement la forme de gigantesques piliers ; il est évident que la pression des énormes assises de laves qui se trouvent plus haut n’a pas suffi pour donner à toute la masse une structure columnaire.

D’autres groupes de colonnes basaltiques s’élèvent dans le voisinage d’Aci-Reale. Ce sont les célèbres îles des Cyclopes, que Polyphème jeta, dit-on, sur Ulysse et ses compagnons de voyage. Ces îles, appelées aussi Faraglioni, sont situées à quelques centaines de mètres du rivage que longe en cet endroit la route de Catane. Le plus remarquable de ces îlots noirâtres est une espèce de pyramide, haute de soixante mètres et toute hérissée de clochetons formés par des faisceaux de prismes entourant une colonne centrale : on dirait l’énorme couronnement d’une pagode indoue. À côté se dresse un autre obélisque de même apparence, mais de plus petite dimension. Le paysage que les îles des Cyclopes forment avec le promontoire et la vieille tour d’Aci-Castello est un des sites de la Sicile que la gravure a le mieux fait connaître ; mais ce n’est point l’un des plus beaux. Les arbres manquent complétement sur cette partie du littoral, les maisons des villages riverains ont un aspect sordide, un nuage de poussière s’élève presque incessamment au-dessus de la route, et les hauts escarpements rocheux du pourtour de la baie empêchent le regard de monter vers les campagnes verdoyantes qui ceignent la base de l’Etna.

Pourtant c’est bien là, si l’on en croit la légende, ce qui fut jadis le vallon le plus charmant de la Sicile. Au bas de la route, on voit jaillir, sous un entassement de roches, une petite fontaine, dont les eaux vont se perdre en partie dans un pré marécageux, tandis que le reste emplit un immonde abreuvoir dans la cour d’une étable : c’est le fleuve Acis, qu’adoraient autrefois les nymphes. De grands arbres baignaient leurs racines dans l’onde pure, les troupeaux épars dans les prairies broutaient les herbes savoureuses, et le géant Polyphème, assis sur un rocher, promenait lentement sur ses brebis et sur les flots le regard de son large front. Pour les Hellènes qui venaient aborder aux côtes de la Sicile quel était donc ce grand cyclope qu’Homère nous a dépeint ? N’était-ce pas le gigantesque Etna lui-même, dont le cratère brille pendant les éruptions comme un œil immense ouvert au sommet de la montagne ? Quand le monstre « aux voix nombreuses » rejette les laves de ses flancs, il engloutit les ruisseaux sous des amas de pierres, comme il le fit autrefois pour Acis ; quand il agite sa masse énorme, il fait tomber du haut des falaises