Page:Le Tour du monde - 13.djvu/383

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abrupte que couronne l’ancien château féodal, réparé depuis les Sarrasins par tous les conquérants du pays. Tauromenium subit le malheureux sort de toutes les cités si bien défendues par la nature ; elle fut disputée avec acharnement pendant des siècles par tous les tyrans de la Sicile. Lors de la grande rébellion des esclaves en Sicile, cette place fut longtemps le boulevard de la liberté : les insurgés s’y défendirent avec une persévérance inébranlable ; plutôt que de se rendre, ils préférèrent s’entre-dévorer eux-mêmes, et le Romain Rupilius n’eût trouvé que des squelettes dans la ville si un traître ne l’y avait introduit.

À la tombée de la nuit, j’étais au milieu de cet incomparable théâtre de Taormine, où plus de vingt mille Grecs assemblés dans l’enceinte pouvaient à la fois applaudir les vers d’Eschyle et contempler le grand pic fumant de l’Etna. C’est à bon droit que les voyageurs se rendent en pèlerinage à ce lieu célèbre d’où l’on peut voir en même temps les côtes fuyantes de Messine, les monts de la Calabre et le superbe colosse au pied duquel toute la Sicile est étendue. En aucune contrée de la terre, les hommes n’ont pu jusqu’à présent associer d’une manière plus remarquable les splendeurs de l’art à la magnificence de la nature. Plus de deux mille ans se sont écoulés depuis l’époque où les Grecs ont pu donner une satisfaction aussi complète à leur sentiment du beau, mais loin de les égaler par des œuvres semblables, ceux qui ont Suivi les Grecs et les Romains en Sicile semblent avoir surtout pris à tâche de détruire les monuments de leurs devanciers. Même de prétendus Mécènes, de violents protecteurs des beaux-arts, et notamment un certain duc de Santo-Stefano, ont aidé au travail de destruction en emportant les statues et les marbres pour décorer leurs palais. Ce qui reste de l’ancien théâtre grec reconstruit par les Romains suffit à prouver que c’était là un monument d’une rare beauté : on ne peut qu’en admirer les colonnes de granit, les niches ; vides de leurs statues, la scène, la mieux conservée de tous les édifices de ce genre en Europe ; mais ce que les ruines du théâtre de Taormine ont de plus beau, ce sont les arcades à travers lesquelles apparaissent le bleu de la mer ou du ciel, les blocs de marbre couchés dans les broussailles et les touffes de graminées qui poussent entre les pierres.

Toutefois je n’essayai point, sous la lumière affaiblie du crépuscule, d’étudier en détail les débris du théâtre de Taormine, car l’Etna présentait à mes yeux un spectacle dont l’intérêt était pour moi bien autrement saisissant. C’était la première fois que je voyais de près le volcan, et je distinguais sur son flanc septentrional, précisément en face, la lave rouge d’une éruption. Depuis près de deux mois déjà, la montagne s’était fendue verticalement du côté qui regarde le nord-ouest, et de l’énorme crevasse, longue d’environ quatre kilomètres, jaillissaient des vapeurs et des matières fondues. Un grand contre-fort de l’Etna, le Monte-Frumento, était ouvert, du voisinage de la cime jusqu’à la base, et la fente se continuait au pied de cet épaulement sur un plateau jadis boisé que parsèment d’anciens cônes d’éruption. C’est en cet endroit de la montagne, à la hauteur moyenne de deux mille mètres, que se trouvait le principal siége du phénomène. Plusieurs monticules de scories et de cendres s’y étaient élevés à vue d’œil, et de leur base s’était écoulé un énorme fleuve de laves qui, après avoir rasé les forêts du plateau, descendait sur les pentes de l’Etna, remplissait les vallées et détruisait les cultures.

Des murailles de Taormine, c’est-à-dire de dix-huit à vingt kilomètres de distance, il m’était impossible de discerner les détails de l’éruption, surtout à travers l’obscurité qui s’appesantissait graduellement sur l’espace ; mais la grandeur qu’offrait l’ensemble du spectacle était d’autant plus frappante. Un amas de vapeurs blanchâtres, encore parfaitement visible, se dressait à la cime du volcan comme un spectre et s’étalait dans l’immensité des cieux. Plus bas, sur une arête de la superbe pyramide de l’Etna, d’autres amas de vapeurs, provenant de l’éruption du Frumento, s’allongeaient en nuages comme la fumée d’un incendie et recouvraient les bois de leur voile grisâtre. Au-dessous se montrait la lueur écarlate des laves, rendue de plus en plus brillante par le contraste, à mesure que s’épaississaient les ténèbres de la nuit. Bientôt je cessai de voir la vallée intermédiaire qui sépare le promontoire de Taormine des flancs de l’Etna : il me sembla, par suite d’une illusion d’optique inévitable, que la grande montagne s’était rapprochée et que la fournaise flamboyante était là, tout près de moi, de l’autre côté d’un vallon. À la fin, le brasier de l’éruption n’était plus à mes yeux que la gueule d’une forge et les détonations rapides dont le vent apportait à mes oreilles le bruit affaibli me rappelaient le choc des marteaux retombant sur l’enclume. Par moments, il me semblait voir passer devant la flamme les ombres des grands Cyclopes forgeant les carreaux de Jupiter.

Le domaine de l’Etna commence au pied du rocher de Taormine, car c’est là que l’on rencontre le premier courant de laves. Ce fleuve de pierre, l’un des plus considérables qu’ait jamais vomis la terre de Sicile, n’a pas moins de vingt-cinq kilomètres de longueur et s’avance dans les abîmes de la mer à une distance de plusieurs centaines de mètres. C’est sur ce promontoire de laves, connu de nos jours sous le nom de cap Schisò, que les Ioniens fondèrent, il y a 2 600 ans, la première colonie grecque de la Sicile. De même que les émigrants allemands et irlandais établis dans le Nouveau-Monde cherchent à tromper l’amertume de leurs regrets en désignant leurs demeures d’Amérique par des appellations empruntées à la patrie, de même les colons grecs donnèrent le nom de Naxos à la ville qu’ils venaient de fonder sur la terre étrangère et dressèrent sur une falaise voisine la statue d’Apollon, leur dieu protecteur. La jeune cité grandit rapidement en population et en puissance, puis vinrent les guerres, les expéditions lointaines, les tyrannies, et Denys de Syracuse vint un beau jour raser la ville et réduire les habitants en esclavage. De nos jours, aucune trace ne rappelle l’antique existence de la colonie grecque.