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ment perdu leur âme dans leur affreuse lutte contre la misère et qui n’ont même plus de regard dans les yeux. Non, le vrai mendiant de Sicile est un être content de lui-même et de sa destinée ; il est servile, mais non moins ironique ; il se fait humble, mais en ricanant ; il a toujours l’air de penser par devers lui que si on ne lui donne rien, il trouvera pourtant un gîte, du macaroni et des oranges. Du reste, il n’oublie jamais de s’exprimer en termes d’une politesse obséquieuse. Dans un des villages que nous traversâmes, un mendiant flâneur ayant daigné soulever une malle pour un de nos compagnons de route, reçut en échange de ses services un certain nombre de bayoques qui lui parut insuffisant : « Sans doute, dit-il, je dois être reconnaissant à Votre Excellence de la rémunération qu’elle a bien voulu condescendre à me donner. Je n’ai le droit de rien lui demander, je n’implore que sa faveur ; cependant il me semble que Votre Excellence aurait pu, par un effet de sa généreuse bonté, m’accorder quelques bayoques de plus pour me dédommager de mes fatigues. » Puis se tournant vers nous d’un air triomphant : « J’en laisse juges Leurs Excellences ! »

La poussière de la route et les tristes scènes de mœurs que m’offraient la misère et la mendicité ne m’empêchaient pas de voir la beauté des montagnes et de la mer. Les larges lits que les fiumare se sont creusés laissent monter librement le regard sur les flancs et jusqu’aux cimes pointues de la crête. Le premier piton que l’on voit s’élever à l’ouest est le Dinnamare, le Bimaris des anciens, ainsi nommé parce que du sommet on contemple à la fois les deux mers d’Ionie et de Sardaigne. Ensuite on contourne les contre-forts du Scuderi, qui se dresse à mille mètres de hauteur et domine ainsi tous les autres sommets des Pélores, puis on dépasse successivement les caps que d’autres monts projettent dans la mer comme de gigantesques racines. Au-dessus des escarpements du littoral, chaque gradin porte un village et les ruines d’un ancien château crénelé ; autour de chaque étroite baie, entre les âpres rochers, se nichent des maisons de plaisance et des jardins d’orangers ; sur chaque plage de nombreuses embarcations sont rangées côte à côte, semblables à de grands poissons noirs échoués sur le sable.

Au delà du village de Savoca, l’un des plus hérissés de tours et des plus pittoresques de cette région de la Sicile, on voit se dresser un promontoire, dont les parois en apparence inaccessibles sont couronnées par l’antique citadelle de Forza d’Agrò : c’est bien là l’aire de vautour de laquelle parlent les poëtes. Du côté de la mer, ce promontoire, connu sous le nom de cap d’Alessio, se termine par des rochers presque perpendiculaires dont la base est percée de grottes et qui porte un fort superbe, surplombant de ses créneaux le bord du précipice. Cet ouvrage, construit par les Anglais pendant les guerres du commencement de ce siècle, barrait complétement la route avant qu’il ne fût abandonné ; mais aujourd’hui ses embrasures, toutes pleines de myrtes et de lierre, ne menacent plus les passants ; la formidable citadelle, bâtie pour vomir la mort sur les régiments français, n’est plus qu’un trait gracieux dans la beauté du paysage.

Pour atteindre le fort, la route serpente en longs zigzags sur les flancs du promontoire. À chaque pas que l’on fait sur la rampe fortement inclinée, le spectacle de l’espace incessamment agrandi qu’embrasse l’horizon devient plus magnifique. Lorsque nous arrivâmes au cap d’Alessio, le soleil s’abaissait derrière les montagnes Neptuniennes et projetait leurs grandes ombres sur les eaux. À l’orient, la mer d’Ionie, éclairée par les derniers rayons du jour, brillait d’une belle teinte violette qui se confondait à l’horizon avec la couleur de l’atmosphère. À gauche, s’alignait la formidable rangée des montagnes assombries, dont chacune se faisait reconnaître à ses contre-forts parallèles, entourés de verdure à la base et séparés par les plages demi-circulaires ou se déversent les fiumare. Au loin, vers Messine, la chaîne de hauteurs semblait se réunir avec le continent d’Italie, puis se recourber au sud pour s’épanouir entre deux mers en un large promontoire. De grands navires, des vapeurs et des multitudes d’embarcations de pêche peuplaient la surface bleue. On eût dit que la Méditerranée n’était qu’une immense plaque de cristal, si un cercle de brisants et sa guirlande d’écume n’avaient entouré quelques écueils, tombés du haut des escarpements d’Alessio. Ce petit groupe de rochers tour à tour émergés ou couverts, ce conflit de vagues dont la voix montait jusqu’à nous contrastaient avec l’immense paix du paysage, et donnaient, pour ainsi dire, une âme à la nature.

Sur l’autre versant du cap d’Alessio, la vue est beaucoup plus bornée, mais elle offre un caractère tout spécial de beauté sauvage. La roche du promontoire est fendue dans toute sa hauteur et forme, au-dessous d’une noire embrasure du fort, une espèce de puits où des plantes grimpantes descendent en nappe comme une cascade de verdure. Au-dessus de la route, taillée dans le marbre à une grande profondeur, la montagne, qu’ont sans doute bien souvent secouée les tremblements de terre, est toute hérissée de pointes et parsemée de blocs qui diffèrent de couleur et de forme et donnent à l’ensemble l’aspect d’un chaos. En face, de l’autre côté d’une étroite fiumara, se dresse le grand rocher de Taormine dont la base est gracieusement découpée par la mer en criques et en falaises ; on dirait d’énormes griffes de lion s’avançant au loin dans la mer. Actuellement tous ces caps avancés sont percés de tunnels où le chemin de fer, dédaigneux des beautés de la nature, passe dans les ténèbres ; mais les voyageurs qui savent apprécier les splendeurs de la terre, ne manqueront jamais de descendre avant Alessio pour gravir a pied les deux promontoires.

Celui qui porte Taormine est assez pénible à escalader : c’est une citadelle naturelle, moins formidable à voir que Forza d’Agrò, mais néanmoins d’un aspect sinistre. La ville est une rangée de maisons située sur une étroite plate-forme entre le précipice et la roche