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jeté sur l’Ohio entre Cincinnati et Covington, ne reposerait que sur une douzaine de piles et dépasserait en longueur de quelques mètres à peine le pont superbe que les Anglais ont déjà depuis plusieurs années jeté sur le fleuve profond et souvent obstrué de glaces du Saint-Laurent. Sur le quai de Messine, un beau groupe de sculpture représente Neptune levant sa main droite armée du trident et calmant du regard les deux monstres de Charybde et de Scylla ; mais lorsque le « cheval de feu » passera dans les airs, bien au-dessus de ce détroit que les chevaux de Timoléon le Corinthien et de Roger le comte normand traversèrent jadis en se débattant à la proue des navires, à quel génie faudra-t-il dresser une statue, si ce n’est à James Watt ou à Robert Stephenson ?

Quoi qu’il en soit, la ville de Messine ne sera que pour une très-faible part redevable de ses progrès matériels à l’initiative de ses propres enfants. Ce sont presque exclusivement des étrangers, Allemands, Anglais, Français, Italiens du nord, qui se sont emparés du commerce maritime, et par le chemin de fer, ils vont également prendre le monopole des transports de terre. En dépit de son amour pour la terre natale, la population messinoise laisse aux « continentaux » le soin d’enrichir le pays, d’y construire des routes, des usines, des palais et des villas. Fière de son beau climat, de son port, de son détroit, de ses montagnes et de tout ce que lui a donné la nature ; orgueilleuse, à plus juste titre, des luttes héroïques qu’elle a soutenues à diverses époques pour son indépendance, elle n’a pas encore le droit de se glorifier de son initiative et de sa persévérance dans les travaux de la civilisation. Pour une foule de ses habitants la mendicité est plus en honneur que le travail ; les carrefours, les quais sont obstrués de quémandeurs, qui sous l’apparence de garçons d’hôtel, de bateliers, de vetturini, ne cherchent qu’à tromper l’étranger, pour gagner en cinq minutes de quoi vivre pendant une semaine. Quant à l’instruction publique, elle doit être dans un bien triste état, si l’on en juge par la pauvreté des deux ou trois boutiques de livres qui se trouvent sur le Corso et dans la rue Garibaldi. D’ailleurs, on n’a qu’à regarder les figures laides, à peine dégrossies d’un grand nombre de Messinois, pour voir qu’ils ont encore bien des progrès à faire avant de pouvoir prétendre, comme leurs ancêtres de Messane, au noble titre de citoyens.

De même qu’à Palerme et dans presque toutes les autres cités de la Sicile, la malpropreté des quartiers pauvres est vraiment lamentable. Autour de certaines églises et sur les bords des fiumare qui traversent la ville, nombre de maisons ne sont que de hideuses tanières où les hommes et les femmes grouillent pêle-mêle au milieu des ordures et des guenilles putréfiées ; pourtant, à l’arrivée du choléra ou de toute autre peste, des centaines de ces malheureux ignorants seraient peut-être plus disposés à faire une émeute pour massacrer de prétendus « empoisonneurs » qu’à nettoyer leurs tristes bouges. Les principales rues et la célèbre Marina qui borde le quai, sont elles-mêmes fort sales en dépit de leur architecture prétentieuse. Le port, dans lequel se déversent toutes les impuretés de la ville, ne serait qu’un réceptacle d’immondices, comme le vieux port de Marseille, s’il n’était largement ouvert du côté du nord-est au flot qui vient du détroit. D’innombrables méduses, que les gens du pays, hétérogénistes à leur façon, appellent « la crasse de la mer, » sont sans cesse à l’œuvre pour nettoyer l’eau du bassin. Ces petits êtres se distinguent de la plupart des autres méduses par la richesse des couleurs et la beauté des formes. Leur manteau transparent est veiné de rose ou de violet et chaque ondulation, chaque plissement en modifie la nuance délicate ; les tentacules, également roses, sont minces comme des fils et flottent gracieusement au gré de la vague. C’est par millions que ces charmantes méduses peuplent l’eau du port de Messine ; aux abords des navires surtout, elles se réunissent en essaims et le flot qui les berce noue leurs chevelures en un réseau inextricable. Pas une rame ne plonge dans l’eau sans y soulever des amas de filaments. Le jour, la vague, pullulant de méduses, en prend quelquefois une teinte rosée ; la nuit elle brille d’une lueur mate et phosphorescente.


LA ROUTE DE CATANE. — LE CAP D ALESSIO. — TAORMINE.


Le chemin de fer de Messine à Catane. — La route de terre. — Les fiumare. — Les pourboires et les mendiants. — Scènes de mœurs. — Montée du cap d’Alessio. — Le théâtre de Taormine. — Vue de l’Etna et de l’éruption du Monte-Frumento. — Le cap Schisò. — Campagne de Giarre.

Actuellement, un chemin de fer, longeant la base des montagnes du littoral, unit Messine à la ville de Catane, située à une centaine de kilomètres au sud, non loin de la base de l’Etna. C’est un grand progrès. D’ailleurs, ceux qui protestent contre les chemins de fer au nom du pittoresque seront toujours libres de suivre la côte avec toute la lenteur désirable.

Au printemps de l’année 1865, je n’avais pas le choix entre le chemin de fer et la route poussiéreuse, et malheureusement le soin de mon bagage m’empêchait d’aller à pied. Or, ce n’était point un plaisir de faire le trajet dans la carriole, décorée du nom pompeux de diligence, que fournissait l’administration des postes. Sans parler du véhicule lui-même, vieille caisse qu’on ne se donnait point la peine de nettoyer et qui exhalait une forte odeur de cuir et de victuailles de toute espèce, nous avions à redouter surtout la poussière et les cahots. Aux endroits où la route est assez unie, on se trouve enveloppé d’un véritable nuage, et l’on ne peut respirer qu’en tenant un voile sur sa bouche. De distance en distance, on cesse pourtant de manger la poussière ; c’est qu’alors on traverse le lit pierreux de quelque fiumara. La plupart de ces torrents, descendus des flancs ravinés de la chaîne Pélorienne, ne sont que de simples filets d’eau serpentant au milieu des cailloux ; mais parfois ils s’abattent en avalanches liquides, roulent d’énormes blocs de pierre et, rompant leurs digues, tantôt d’un côté,