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entier avec les rides et les remous qu’y dessinent les courants. Près de la pointe sablonneuse du Phare, on distingue les flots blanchissants de Charybde et le conflit des vagues qui se heurtent, soit dans le canal lui-même, soit à l’entrée. Des vapeurs, laissant derrière eux un long sillage et leur traînée de fumée noire, passent au travers des flottilles de voiliers effarouchés qui semblent errer paresseusement au gré de la mer. Sur la rive opposée, des villes et des villages, Reggio, San-Giovanni, Scylla, Bagnara, se confondent en une ligne continue de maisons resplendissant au soleil ; mais au-dessus de la gracieuse bordure des villas et des jardins, de sombres gorges entaillent profondément les pentes, et, comme de longs plis dans un manteau, rayent la masse rougeâtre de l’Aspromonte, à jamais rendu célèbre par Garibaldi. Entre les deux terres le contraste est frappant. Du côté de la Sicile, la chaîne des Pélores se hérisse de nombreux sommets terminés en pointes, revêt ses flancs d’arbrisseaux verts et de bouquets d’arbres, tandis que du côté de l’Italie, le continent vient finir majestueusement par une montagne aride à la longue croupe uniforme. L’aspect des hauteurs siciliennes est gracieux et pittoresque, tandis que le dernier promontoire de l’Europe a quelque chose de superbe et de formidable.

Du haut de la Scala, nous descendons à Messine comme un orage. La route plongeante contourne en lacets rapides les ravins et les contre-forts, sort de la région des bruyères pour entrer dans celle des oliviers et des orangers, dépasse les villas et les couvents, et pénètre dans la ville en empruntant le lit d’un torrent desséché. Le spectacle magnifique de la mer et des montagnes ne s’est pas encore effacé des yeux, que la voiture roule déjà sur les dalles blanches de la rue Garibaldi, et que l’on ne voit plus rien de la nature, si ce n’est, à chaque rue transversale, une échappée soudaine sur la nappe bleue du port et sur les monts de la Calabre.

Lorsque j’entrai dans Messine, les habitants célébraient la fête d’un grand saint, l’apôtre Paul, si je ne me trompe. Une procession, composée de milliers de personnes, faisait le tour de la ville en s’arrêtant devant tous les oratoires, toutes les églises, tous les couvents. Néanmoins, la multitude assemblée n’avait rien de cet air dévot, de cette démarche grave, qui distinguent les catholiques du Nord marchant processionnellement dans les rues d’une cité. Au contraire, la foule de Messine était ivre de tapage et se démenait pour faire en l’honneur du saint le vacarme dont il était digne. En tête de la procession, quelques jeunes gens, vêtus de robes monacales, portaient sur leurs épaules la grande statue de bois doré, enveloppée d’un lambeau d’étoffe rouge. En même temps, ils chantaient une hymne religieuse de toute la force de leurs poumons, tandis que les marchandes, installées sur le chemin du cortége, offraient en criant leurs sucreries ou des liqueurs rafraîchissantes, et que les gamins poussaient des cris de joie ou faisaient éclater des pétards dans les jambes des passants. Devant la porte de chaque couvent le tumulte redoublait. Alors des grappes d’enfants se suspendaient aux cordes de toutes les cloches et les mettaient en branle, les quêteurs agitaient leurs sonnet les et leurs bourses, les tambours battaient, les crécelles grinçaient, des fusées de pétards jaillissaient de tous les côtés à la fois ; on respirait à peine dans cette atmosphère de bruit, de poussière et de soufre. Lorsque la foule atteignit enfin la place de la cathédrale et se dirigea vers le porche largement ouvert, il me sembla d’abord que la bande joyeuse faisait mine de se recueillir ; mais tout à coup la procession se rompit. La plupart des jeunes gens s’élancèrent vers un coin de la place où un quêteur venait de trébucher en répandant son argent sur le sol. Accueillis par les rires des bourgeois, les gamins et jusqu’aux porteurs de la statue, se précipitaient à la curée, sans souci de la dignité du saint qui, sur toute cette mer de têtes, paraissait courir avec des balancements grotesques.

Au bruit que j’avais entendu, j’aurais pu croire que j’avais assisté à la plus grande fête de Messine ; mais, celle de la Barra, que l’on célèbre au mois d’août, est bien autrement grandiose. Alors, ce n’est pas une seule statue que l’on promène à travers la ville, et l’on ne se borne pas à s’amuser pendant un jour. Durant trois journées consécutives, les habitants de Messine et les étrangers venus des localités voisines font assaut de cris, de chants et de vacarme. Des géants en carton, à la gueule rouge et aux dents énormes, font leur apparition dans les rues, accueillis par les applaudissements enthousiastes de la foule ; puis vient un grand chameau suivi de cavaliers en costume de Maures que l’on poursuit de huées ; ce sont, dit-on, des Sarrasins qui reviennent se faire chasser de nouveau de la Sicile. Ensuite passe une espèce de galère, richement décorée, rappelant l’arrivée miraculeuse de quelques vaisseaux chargés de blé qui firent leur entrée dans le port en un jour de famine, puis disparurent soudain dès, que le peuple eut porté sur les quais toute la cargaison. Mais tout cela n’est rien comparé au grand char triomphal de la Barra que l’on voit se dresser à douze mètres de hauteur, au plus épais de la multitude. Le char ne représente rien moins que l’Assomption de la Vierge à travers les espaces célestes, de la terre jusqu’à l’empyrée. Sur la plate-forme inférieure, les douze apôtres, que figurent des adolescents de Messine, sont groupés autour d’un lit de parade où le corps de la Vierge est étendu. Au-dessus, porté par des amas de nuages en bois, tourne un soleil à la face jaune hérissée de longs rayons auxquels s’accrochent des petits enfants ; plus haut encore se trouve le ciel lui-même, globe semé d’astres sur lequel sont juchés d’autres chérubins vivants ; tout à fait au sommet de la pyramide, l’âme de la Vierge, que symbolise une petite fille ornée de rubans et de fleurs, apparaît à la droite de Dieu. Tandis que le char vacillant s’avance au milieu du cortége des prêtres, des moines, des magistrats, des militaires, tous revêtus de leur grand costume, les canons tonnent, la voix des cloches descend du haut de toutes les églises