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l’aspect de l’énorme scorie qui constitue l’île entière, fut celle de l’effroi. De Tyndare et du cap Celavà, j’avais déjà vu combien est désolé le versant méridional de Volcano ; toutefois, cette partie de l’île offre, çà et là, sur ses pentes rougeâtres, quelques nuances de vert dues aux plants de vignes et d’oliviers : on y voit même briller comme des points blancs trois ou quatre maisonnettes qu’habitent des cultivateurs venus de Lipari. La partie orientale de l’île, où s’ouvre le petit port dans lequel nous venions d’entrer, n’offre au contraire que l’image de la mort. Aucune trace de végétation ne se montre sur les escarpements décharnés : on croirait voir une de ces régions lunaires ou le télescope ne découvre que bouches volcaniques, fissures du sol, obélisques de laves. La plupart des roches sont noires ou d’un brun rouge comme le fer, cependant il en est aussi d’écarlates, de jaunes, de blanchâtres et presque toutes les couleurs sont représentées dans ce cirque de l’enfer, à l’exception de celle que donne la verdure. Là tout est laves ou scories, comme au jour où la masse bouillonnante jaillit de la profondeur des mers. À gauche se dresse un grand cône volcanique, encastré dans un vaste cratère ébréché ; à droite s’élève une autre montagne d’éruption, le Volcanello ; le port même dans lequel se balance la barque est un ancien cratère sous-marin.

Bientôt après mon arrivée dans l’île, un homme sortit d’une grotte creusée à la base du Volcanello et vint à ma rencontre. C’était le cicerone du volcan. Il me salua, puis, sans mot dire, prit le chemin du grand cratère et marcha rapidement devant moi. Le sentier traverse d’abord une petite plaine formée de tous les débris que les eaux entraînent des hauteurs environnantes et déposent sur le pourtour de la baie, puis il se développe sur les pentes escarpées du volcan, coupées çà et là de larges ravines. La terre que l’on foule résonne sous les pas comme la voûte d’une cave. Vers les deux tiers de la hauteur, quelques lézardes laissent jaillir des fumerolles, et des cristallisations de soufre semblables à des plaques de lichen recouvrent les talus. Des vapeurs, blanches le jour, colorées en rouge pendant les nuits, flottent au-dessus de la montagne, et suivant l’état de l’atmosphère et l’intensité des forces volcaniques, s’amassent en nuages épais à la bouche du cratère ou bien apparaissent un instant en légers brouillards et se fondent dans le bleu du ciel. Les habitants de Lipari considèrent les nuées du Volcano comme un baromètre sûr. Tel vent doit souffler lorsque les masses blanchâtres s’étagent en lourdes assises ou s’épandent en brumes sur toute la montagne ; tel autre courant atmosphérique doit prévaloir quand on n’aperçoit pas de loin la calotte du volcan. Il y a sans doute dans ces pronostics, dont ont parlé tous les auteurs anciens depuis Polybe, un fond sérieux de réalité, puisque ces prédictions sont formulées d’après l’expérience séculaire des marins lipariotes ; toutefois Spallanzani et d’autres savants n’ont pu réussir à confirmer la tradition par des observations directes.

Lors de ma visite, des tourbillons de vapeur emplissaient le cratère. Cette immense cuve, la plus grande de toutes celles qu’offrent les volcans de l’Europe méridionale, n’a pas moins de deux kilomètres de circonférence sur le pourtour supérieur, et ses parois méridionales se dressent à près de trois cents mètres de haut : le fond de l’abîme peut avoir environ cent mètres de large. À travers le brouillard qui s’élève de cette chaudière, on aperçoit les escarpements rouges comme le cinabre, ou jaunes comme l’or, que rayent çà et là les couleurs les plus diverses des substances sublimées dans ce grand laboratoire. Sur les talus qui s’inclinent vers le fond du gouffre les pierres croulantes cèdent sous les pas, et cependant il faut descendre en courant, car en certains endroits le sol caverneux est brûlant comme la voûte d’un four. Des fumées rampent sur les pentes. L’air est saturé de gaz où domine une odeur sulfureuse difficile à respirer. Un bruit incessant de soupirs et de sifflements emplit l’enceinte, et de tous les côtés on voit entre les pierres de petits orifices d’où s’élancent en tourbillonnant les jets de vapeur. Là, quelques ouvriers, accoutumés à vivre dans le feu comme les salamandres légendaires, vont recueillir les stalactites de soufre doré qui craquent encore dans la main par l’effet de la chaleur, et les fines aiguilles de l’acide borique, aussi blanches que le duvet de cygne.

Parfois, les pluies qui s’abattent dans le cirque y forment un lac temporaire, mais une grande partie de l’eau s’échappe à travers les fissures du sol et s’écoule en torrent sur les pentes extérieures, tandis que le reste est rapidement vaporisé par le brasier de la montagne. Quelques-unes des fumerolles, dont les gaz ont été récemment analysés par M. Fouqué, ont une température supérieure à 360 degrés. D’autres jets moins chauds se font jour en diverses parties de l’île et même jusque dans les eaux de la baie. Des bords du grand cratère, on aperçoit à la base des talus ces vapeurs qui montent du fond de la mer et se développent en larges volutes blanchâtres semblables d’aspect à des boues argileuses, En certains endroits, la température de l’eau marine chauffée par ces gaz est assez élevée pour que les touristes anglais puissent se donner la puérile satisfaction de faire cuire des œufs dans « la grande tasse. »

Bien que Volcano ait une superficie de cinquante kilomètres carrés, elle n’a pour toute population permanente que six ou sept ouvriers chargés de recueillir le soufre et l’acide borique du cratère et de fabriquer en outre un peu d’alun. L’usine est un misérable hangar dont la couleur se confond avec celle des roches environnantes ; quant aux ouvriers, véritables troglodytes revêtus de vêtements sordides auxquels la poussière de lave donne la nuance de la rouille, ils ont pour demeures des cavernes ouvertes dans les flancs rougeâtres du Volcanello. Quelques-uns ont essayé de planter des légumes dans la plaine de cendres et de scories qui s’étend entre les deux cônes principaux ; mais toutes les cultures ont dépéri, et des plantations d’arbres fruitiers il ne reste plus que deux ou trois figuiers pareils à des fagots de bois mort. Toutes les provisions nécessaires