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modernes, grâce aux villas de toute sorte qu’y font construire des bourgeois retirés des affaires. Parmi ces maisons de plaisance, il en est de gracieuses qui ne déparent point les magnifiques paysages de la péninsule ; mais il en est aussi de grotesques et de prétentieuses auxquelles un artiste mettrait volontiers le feu. Une de ces villas, que décorent des vases japonais et des têtes de lions en faïence, porte sur sa façade le célèbre vers de Virgile incrusté en grandes lettres d’or :

 « … Nimium fortunatos sua si bona norint… »

Le digne propriétaire tenait sans doute à mettre le public lettré dans la confidence de son amour éclairé de la nature.

La ville moderne est sale et vulgaire ; mais au moins y voit-on, chose rare en Sicile, le spectacle d’une certaine activité commerciale. L’exportation des huiles et des vins du pays donne lieu à un assez grand mouvement d’affaires et plusieurs bricks sont toujours en chargement. Pendant les gros temps, le port de Milazzo est le principal asile de tous les navires qui n’osent pas entrer dans l’espèce d’entonnoir formé par le canal de Messine, et l’on voit alors jusqu’à cent cinquante et deux cents bâtiments en dedans du brise-lames. Actuellement on s’occupe de prolonger cette digue à une grande distance en mer et à transformer ainsi le port de Milazzo en un havre de refuge capable d’abriter des flottes entières. L’exécution de ce projet donnera un rôle maritime très-sérieux à Milazzo, qui jusqu’à nos jours devait son importance presque uniquement à sa position stratégique sur le littoral. Depuis la victoire de Duilius sur les Carthaginois, victoire qui nous a valu ces ridicules colonnes rostrales imitées dans les villes du monde entier, combien de batailles navales et terrestres ont été livrées près de Milazzo pour la possession de la Sicile !

Le dernier haut fait militaire accompli sous les murs de Milazzo est, on le sait, la victoire que remportèrent les garibaldiens en juillet 1860 sur les troupes du général Bosco. Ce fut la bataille la plus chaudement disputée de toute la campagne. Les Napolitains commandaient le passage de l’isthme par leurs canons, et c’est à l’assaut que les volontaires durent emporter les batteries. Garibaldi perdit sept cent cinquante hommes, près du cinquième de ses forces, à cette attaque désespérée ; mais il réussit pourtant à s’emparer des pièces d’artillerie. Maître de cette première position, il put alors rappeler ses combattants pour leur faire reprendre haleine, lava lui-même sa chemise rouge dans le ruisseau, puis, quand elle fut sèche, donna le signal de l’assaut contre la ville. Maison après maison, Milazzo fut emportée, et les soldats napolitains furent obligés de s’enfermer dans la citadelle, qu’ils rendirent quatre jours après.

C’est de Milazzo que les voyageurs partent le plus souvent pour aller visiter Volcano et Lipari, les deux îles du groupe Éolien les plus considérables en étendue. Je me rendis sur le port afin de passer en revue, non les embarcations, mais les bateliers eux-mêmes. Un grand nombre, qui sans doute étaient « au demeurant les meilleurs fils du monde, » avaient des figures assez déplaisantes, et je ne me laissai point séduire par leurs offres de service. À la fin, j’avisai un robuste vieillard à cheveux blancs, dont la physionomie douce et intelligente me plut beaucoup. En quelques instants le marché fut conclu. Le vieux pêcheur se fit prêter un canot plus commode et plus sûr que sa barque à demi pourrie, puis alla faire les achats de provisions nécessaires pour le voyage. En moins d’une heure, tous les préparatifs étaient terminés : don Gaetano me présenta son compagnon rameur, pauvre sourd-muet qui s’éprit aussitôt d’une grande amitié pour moi et me la témoigna bruyamment par ses cris, puis je m’installai dans le canot et l’on dénoua la corde qui nous retenait au quai de Milazzo.

Lorsque nous partîmes, le soleil allait se coucher de l’autre côté du promontoire, et ses rayons brillaient à travers les cimes des oliviers. Une heure après, le cap était doublé et nous entrions en pleine mer, dirigeant la proue de notre barque vers la fournaise écarlate où venait de disparaître le soleil. La mer était si peu agitée que le patron n’avait pas craint de confier la barre du gouvernail à mes mains novices ; tout autour de nous les lueurs de l’atmosphère se reflétaient dans le miroir poli des eaux comme dans un autre ciel. Graduellement. les splendeurs du crépuscule perdirent de leur éclat, le rouge vif, puis le jaune firent place à un reflet blanchâtre, et celui-ci finit par s’évanouir lui-même. Derrière nous, les falaises du promontoire de Milazzo s’effaçaient peu à peu dans l’obscurité. À l’occident, le brouillard qui me révélait auparavant l’île lointaine de Volcano s’était confondu avec les ténèbres de l’espace ; pour tenir d’une main ferme le gouvernail, je devais fixer les yeux sur la plus grande étoile d’Orion, que la voile en se penchant, puis en se redressant avec la barque, cachait et découvrait tour à tour. Plus tard, la lune, se levant derrière les montagnes de la Calabre, vint aussi voyager de conserve avec nous et déroula dans le sillage du bateau son immense nappe de rayons argentés. Des méduses, qu’on eût dit en feu, passaient en longues processions, tourbillonnaient un instant sous l’effort de la rame, puis allaient se perdre l’arrière dans le brasillement des îlots éclairés par la lune. Ah ! dans ces belles nuits de la Méditerranée, qu’il est doux de mettre ses pensées à l’unisson de la nature et de rêver aux choses qui, seules, donnent quelque valeur à notre passage dans la vie, la pratique de la justice et l’amour de la liberté !

La traversée dura sept ou huit heures. Aussi finis-je par m’endormir. Le sourd-muet prit ma place à la barre, tandis que le patron étendait une voile au-dessus du bateau pour me garantir de la rosée pernicieuse des nuits. Lorsque la barque talonna sur la grève de Volcano, je me réveillai brusquement et me dressai pour regarder autour de moi à travers cette demi-obscurité de la nuit qui s’efface. Ma première impression, à