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saïques byzantines, comme le dôme de Monreale et la chapelle Palatine ; mais un grand nombre de ces œuvres d’art sont dans un état de délabrement avancé, et les restaurations qu’on leur fait subir maintenant ne semblent pas être de nature à leur rendre leur beauté première. Du reste, la municipalité de Cefalù est très-fière de sa cathédrale, et ne permet pas que les habitants en fassent une espèce de marché public, semblable à la plupart des églises de cette partie de la Sicile. D’ordinaire, les prédicateurs ont beau haranguer leurs fidèles, cela n’empêche pas les gens d’aller et de venir dans la nef en causant de leurs affaires, tandis que les gamins grimpent aux bénitiers, ou se poursuivent en glapissant derrière les colonnades.

La route du littoral n’étant pas encore entièrement terminée au delà de Cefalù, j’étais obligé, pour gagner Milazzo, d’attendre le bateau à vapeur pendant huit jours, ou de continuer mon chemin à dos de mulet. Je m’arrêtai forcément à ce dernier parti, et dès l’aube de la matinée suivante, un indigène vint faire piaffer une monture devant ma porte. Je me juchai sur un large bât qui m’obligeait à prendre l’attitude d’un Bouddha chinois ; mon guide fit le signe de la croix, attacha au cou du mulet un sachet bénit, renfermant une image de la Santissima Maria Addolorata, et d’un coup de langue donna le signal du départ. L’air était encore vif, et ce n’est pas sans une grande satisfaction corporelle que je sentis les rayons du soleil levant pénétrer l’atmosphère et la réchauffer peu à peu. Mon guide était dispos d’intelligence, et comprenait mes questions à demi-mot. Ma bête ne se heurtait pas contre les pierres du chemin ; le paysage était splendide et variait incessamment d’étendue, suivant que je contournais une baie ou que j’escaladais un promontoire. Il me semblait que mon voyage ne pouvait s’accomplir d’une manière plus agréable.

Toutefois le soleil se levait graduellement sur l’horizon. En même temps, une brume de couleur grisâtre emplissait les couches inférieures de l’atmosphère et rampait à la surface de l’eau. Quand nous marchions sur le bord de la plage, les deux îles éoliennes de Felicudi et d’Alicudi nous étaient cachées par les vapeurs, puis, quand nous montions sur quelque promontoire, la mer, à son tour, n’apparaissait que vaguement à travers le voile de brume, et vers le nord nous voyions de nouveau se dresser, hors du nuage, les deux pyramides volcaniques. La chaleur devenait de plus en plus forte, et pas un souffle ne s’agitait dans l’air. De même, la mer était sans mouvement et les eaux troubles qu’avaient apportées les rivières, surnageaient au-dessus de l’eau marine jusqu’à plusieurs kilomètres de distance. J’étais descendu de ma monture, dont le bât était devenu brûlant, et je marchais péniblement et travers les cailloux de la grève ou dans les larges champs de pierres des embouchures de torrents. Mon guide lançait de temps en temps quelque imprécation contre le scirocco, et moi je regardais avec amour les coulées de neige et les forêts ombreuses des Monts-Madonia.

Enfin nous arrivâmes à Santo Stefano, terme de notre voyage de la journée, et pour comble de jouissance je pus me reposer dans une auberge qui est l’une des merveilles de la Sicile, car on y trouve un hôte prévenant, de l’eau fraîche, un bon repas, une chambre propre, un lit inhabité. Santo Stefano est un bourg d’apparence vulgaire, mais très-industrieux et grandissant rapidement en population ; nul doute qu’il ne devienne une ville importante lorsqu’il sera rattaché au reste de la Sicile par des routes carrossables. Jadis Santo Stefano était situé au milieu des forêts sur un sommet abrupt des montagnes, mais fatigués d’être perchés si haut, les habitants sont venus, les uns après les autres, s’établir près du rivage. Chose curieuse et qui prouve combien les sociétés se sont profondément modifiées, même dans les contrées les moins civilisées de l’Europe, toutes les villes de cette partie du littoral sicilien sont descendues de hautes cimes escarpées pour aller s’établir›à proximité de la plage. Autrefois, le soin primordial était celui de la défense : chaque cité se plaçait au sommet d’un pic isolé, s’entourait de murailles et se hérissait de tours. Dans les temps modernes, le premier besoin est celui du travail : aussi les habitants abandonnent-ils successivement leurs aires d’aigle et vont-ils se loger au bord de la mer ou sur les routes qui passent dans la plaine. Semblables à ces animaux marins qui délaissent une coquille devenue trop incommode, ils sortent de leurs pittoresques donjons et se bâtissent des demeures, moins belles comme détail du paysage, mais beaucoup plus saines et plus confortables. Sur toute cette côte, chaque Marina s’agrandit aux dépens du Borgo, et l’ancienne ville finit par devenir une ruine superbe, se dressant comme un amas de rochers sur la crête des monts. Quels beaux motifs de tableaux que toutes ces antiques cités en partie abandonnées : Pollina, Caronia, San Fratello ! Les sentiers qui mènent à ces forteresses naturelles sont tellement escarpés, que le rapace proconsul Verrès n’osait même pas s’y faire porter en litière, et qu’il attendait sur la plage le retour des ambassadeurs chargés de dépouiller de leurs vases et de leurs statues les temples et les palais de ces villes. Actuellement c’est dans les retraites difficilement accessibles des montagnes environnantes que se sont cantonnés les brigands. Lors de mon passage, tous les chemins qui s’élèvent de la plage vers les hauteurs étaient occupés par des détachements de soldats.

Quelques heures-de cavalcade pendant la matinée me suffirent pour accomplir le trajet de Santo Stefano à Santa Agata, petite ville où recommence la route de voitures. On se sent vraiment étonné en retrouvant une voie carrossable, car les chemins sont rares en Sicile, et la partie du littoral qui se prolonge à l’ouest de Santa Agata est une des plus accidentées. Les promontoires y sont escarpés et nombreux, les ravins s’y creusent à de grandes profondeurs, et les lits des torrents, qui s’ouvrent à des intervalles très-rapprochés, sont larges et semés de blocs de pierre. Presque aussitôt après être sorti de Santa Agata, il faut franchir une de ces fiumare,