Page:Le Tour du monde - 13.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se redressent précisément au-dessus du vallon de San-Martino. J’aurais voulu gravir cette pyramide d’où l’on contemple une vue des plus grandioses sur tout le littoral de la Sicile orientale et, du côté de l’orient, sur le groupe des monts Madonia ; mais, lorsque je me trouvai au pied de la montagne, il était déjà tard et je n’avais plus le temps d’escalader les pentes avant le coucher du soleil. D’ailleurs, s’il faut tout dire, je n’ignorais point que les brigands tenaient la campagne dans les environs de Palerme, et toutes les fois que je voyais surgir derrière les roches un ou plusieurs paysans armés de carabines comme le sont la plupart des Siciliens, je ne pouvais me défendre d’une certaine émotion.

« Quelle chance, me, disais-je, si les malandrins me traînent dans une grotte et réclament cent mille francs pour l’eccellenza qu’ils auront capturée… Et puis, s’ils devaient me couper une oreille, puis l’autre, puis le nez !… Décidément le Monte-Cuccio est trop haut. D’ailleurs il se fait tard et j’ai faim. Rentrons à Palerme. »

Heureusement, si je n’escaladai pas le Monte-Cuccio, je ne manquai pas de faire le lendemain l’ascension de la plus haute pointe du Monte-Pellegrino, dans les flancs duquel s’ouvre la fameuse grotte de Sainte-Rosalie, tant de fois décrite par les voyageurs. Le Pellegrino est une forteresse naturelle de vingt kilomètres de circonférence, où l’on ne peut accéder que par un éboulis de rocs sur lequel on a établi les tournants de la route en escalier qui descend vers Palerme. Jadis cette montagne était une acropole où s’enfermaient les combattants expulsés de la ville. Pendant la première guerre punique, Hamilcar-Barca s’y maintint durant trois années contre tous les efforts d’une armée romaine. Le piton central, qui s’élève à cinq cent quatre-vingt-dix mètres de hauteur, ne laisse pas que d’être assez difficile à gravir. Au-dessus de l’endroit où cesse la route des pèlerins, il faut se glisser entre les pierres aiguës, se hisser à force de bras sur les rochers, éviter les branches pointues des broussailles ; mais on est bien récompensé de sa peine, par l’éblouissant panorama qui se déroule autour du sommet. À ses pieds, on voit s’étaler la grande ville avec ses rues, ses places, ses routes qui rayonnent dans la campagne, puis se bifurquent encore pour s’enfoncer dans les vallées ou gravir en lacets les escarpements des monts. La Ziza, la Favorita, toutes les charmantes villas de la plaine des orangers se montrent éclatantes de blancheur dans leur nid de verdure. Les hautes cimes, aux teintes violettes, se développent en amphithéâtre autour des jardins de Palerme, et se prolongent vers l’orient, de crête en crête, jusqu’aux monts neigeux des Madonia, au delà desquels se dresse comme un nuage blanc ou doré la masse fumante de l’Etna. En bas s’étend la mer, si profonde qu’on dirait un autre ciel, plus bleu que celui d’en haut, et que les voiles éparses semblent autant d’oiseaux planant dans l’atmosphère. Tous les contours du rivage sont d’une netteté parfaite. Le littoral est rhythmé, pour ainsi dire, par une succession de baies semi-circulaires et de promontoires escarpés. Voici le Caltafano, qui semble un Monte-Pellegrino en miniature ; plus loin, c’est la terrasse qui porte la ville de Termini, plus loin encore la pointe de Cefalù ; enfin, dans l’immense éloignement, à cent soixante kilomètres de distance, s’allonge comme une ombre bleuâtre le cap d’Orlando. Au milieu de la mer, s’élèvent comme des pyramides au-dessus de la brume les trois hautes îles d’Ustica, de Felicudi, d’Alicudi ; parfois même on distingue le groupe vaporeux des îles Lipari et Volcano.

C’est bien sur la tour du Monte-Pellegrino qu’on aurait dû graver cette inscription espagnole du palais de la Ziza :

 « Del orbe Europa es honor,
De Europa Italia verjel,
Sicilia compendio del,
Y esta vista la mejor[1]. »


DE PALERME À MILAZZO.


Le chemin de fer du littoral. — Bagaria, Solunto, la Trabbia. — Le pont de San Leonardo. — Termini et le mont San Calogero. — Himera. — Celafù. — Le scirocco. — Santo Stefano. — Santa Agata. — Le cap d’Orlando. — Tyndare.

De par le monde, il existe encore beaucoup de personnes qui, sous l’influence des souvenirs poétiques de leur jeunesse, voient dans les chemins de fer une déplorable innovation, et préfèrent à la locomotive la patache antique. À leur aise ! Avec eux on peut avouer que les wagons, mal suspendus, secouent les voyageurs d’une manière désagréable, et que le sifflet de vapeur est un fâcheux instrument de musique ; mais en dépit de ces inconvénients, et d’autres encore, il n’en est pas moins vrai que le sentiment de la vitesse et de la rapide succession de paysages se complétant les uns par les autres, ajoute beaucoup à la beauté de la nature à travers laquelle on est emporté. D’ailleurs, dans un pays encore barbare comme la Sicile, la vapeur apporte avec elles toutes les idées du monde moderne. Par sa seule présence dans un wagon de chemin de fer, le voyageur est un missionnaire de la civilisation.

La partie de la Conque-d’Or, à travers laquelle passe la voie ferrée, n’est pas moins belle que les campagnes situées à la base du Monte-Pellegrino. Une mer de verdure se déploie entre le littoral et les escarpements du Monte-Griffone, aux flancs jaunâtres et percés de cavernes. Villages entourés d’orangers, vieilles tours, aqueducs aux arcades inégales, petites collines hérissées de rochers se succèdent rapidement. Voici Bagaria et Santa Flavia, avec leurs grands palais, leurs maisons de plaisance, leurs églises, aux tuiles vernissées qui reluisent au soleil. À notre gauche se dresse le Monte-, Caltafano, le gardien oriental de la baie de Palerme ; puis à sa base nous voyons s’arrondir un golfe dont l’eau baignait autrefois une ville phénicienne et grecque remplacée par le hameau de Solunto. Maintenant nous

  1. L’Europe est la gloire de l’univers, — l’Italie est le jardin de l’Europe, — la Sicile résume l’Italie, — et de toutes ses vues celle-ci est la plus belle.