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verser un pauvre charretier à coups de bâton et de le laisser sur le sol baigné dans son sang.

Heureusement, le brigandage n’est qu’un accident passager dans l’histoire de Palerme, et bientôt, sous l’influence des livres, des journaux et des écoles, qui conquièrent incessamment les nouvelles générations, la maffia elle-même, cette corporation du vol et de la fraude, aura disparu comme tant d’autres institutions léguées par le moyen âge. Il serait bien triste de penser que la population de cette ville si gracieusement située pût rester condamnée à la malpropreté, à l’ignorance, à la superstition, aux rivalités mesquines. Au contraire, le mouvement qui emporte aujourd’hui l’Europe vers un meilleur état social nous permet d’espérer que Palerme progressera plus rapidement que d’autres cités déjà plus avancées, et que l’étranger n’y éprouvera bientôt plus ce pénible contraste qu’offrent la barbarie réelle d’une si grande partie des habitants, et cette admirable nature, cette baie aux contours gracieux, ces magnifiques jardins, ces avenues de palmiers, ces promenades d’érythrines aux grappes de corail. Qu’il serait facile d’être heureux à Palerme ! s’écrie-t-on en voyant cette ville charmante. Dans cette atmosphère clémente et sur cette terre féconde, qu’il serait aisé de vivre en paix avec soi-même et avec ses semblables ! Et pourtant bien peu de cités ont été plus infortunées que Palerme la felice ; il en est bien peu dans notre Europe qui semblent avoir plus de progrès à réaliser pour prendre part au grand mouvement de la civilisation contemporaine. Vraiment on serait tenté parfois de croire à la vérité de cette inscription qu’un célèbre misanthrope bienfaisant de Palerme a fait graver sur la porte de l’hospice des fous : « C’est ici qu’habite la Sagesse. »

Puisque je parle de cet établissement si remarquable, je ne saurais négliger de dire qu’en effet la sagesse y habitait, du moins dans la personne du directeur, le baron Pisani. Cet homme généreux, indigné par les traitements atroces que l’on faisait autrefois subir aux fous, avait consacré sa vie et sa fortune à faire rentrer la paix dans ces pauvres intelligences obscurcies. Dans sa maison, les gardiens ne se servaient ni de chaînes ni de gilets de force ; les lunatiques, accueillis comme des hôtes respectés, n’entendaient que des paroles amies, ne recevaient que des traitements humains, et plus d’un, parmi eux, ne connut le bonheur que dans cet asile. L’air pur, la bonne hygiène, les habitudes régulières, un travail librement choisi, tels furent les moyens de guérison choisis par Pisani. Ceux de ses malades qu’une immuable mélancolie ne condamnait pas à se promener solitairement dans les jardins, prirent tous quelque métier et contribuèrent, chacun pour sa part, à l’entretien ou à l’ornementation de sa maison. Les uns se firent cuisiniers, cordonniers, tailleurs, maçons ; d’autres, qui manifestaient du goût pour les arts, tracèrent des allées, creusèrent des grottes et des fontaines, élevèrent des palais et des théâtres en miniature, sculptèrent des statues, couvrirent les murailles de fresques plus ou moins baroques. L’un d’eux, dans une vaste composition allégorique, figura le Triomphe du génie de la Douceur sur le monstre de la Cruauté et sur la Folie elle-même. Au-dessous de cette fresque sont suspendues de lourdes chaînes, symbole de celles que brisa Pisani.

Actuellement l’institution continue d’être dirigée d’une manière générale suivant les principes du fondateur ; mais on affirme que le zèle pour les améliorations s’est bien ralenti, et que diverses distinctions basées sur la fortune des malades ont introduit dans la population de l’hospice des rivalités fâcheuses. En tout cas, les patients du sexe masculin paraissent être beaucoup mieux traités que les folles. Soit que par un reste déplorable de superstition, les Siciliens voient dans la femme un être inférieur ne méritant pas les mêmes soins que l’homme, soit que la démence et la folie produisent des effets beaucoup plus irrémédiables dans les organismes féminins, les visiteurs ne peuvent s’empêcher de remarquer un pénible contraste entre les parties de l’établissement consacrées à chaque sexe. Quel spectacle horrible que celui de ces êtres qui furent jadis des femmes et qui sont maintenant des animaux accroupis contre les murailles et couverts de haillons sordides ! On dirait d’immondes figures de