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de la statuaire grecque ; mais, hélas ! on est bientôt détrompé. Le mélange des diverses races qui se sont rencontrées à Palerme, Sicules et Phéniciens, Carthaginois et Grecs, Romains, Goths, Arabes, Normands, Espagnols, Italiens, ne s’est point opéré d’une manière heureuse : aucun nouveau type de beauté, comparables à ceux d’autrefois, n’est issu de ce croisement. Palermitains et Palermitaines ont en général les traits lourds, disgracieux, presque barbares. En voyant cette population, on ne peut échapper à l’idée qu’elle a été graduellement enlaidie par l’ignorance, la superstition et la misère. Ce n’est point impunément qu’on traverse de longs siècles d’oppression. Le despotisme ne se contente pas d’avilir les âmes et de déprimer les intelligences, il enlaidit jusqu’aux masques eux-mêmes.

En parcourant les divers quartiers de Palerme, on est surpris de voir un si petit nombre de femmes, même aux heures où la circulation est la plus active. La foule est presque en entier composée d’hommes. À part les dames et les demoiselles de la colonie étrangère, anglaises, allemandes, américaines, que d’ailleurs il est facile de reconnaître à leur teint et à leur démarche, on n’aperçoit guère que de rares femmes du peuple travaillant çà et là dans les magasins ou devant leurs portes. L’aspect général de la ville est assombri par tous les passants en vêtements noirs qui longent les bords de la chaussée comme deux processions de fourmis ; on cherche du regard quelque robe aux couleurs gaies qui contraste avec tout ce lugubre défilé de paletots et de chapeaux à haute forme. D’où vient que la Palermitaine reste ainsi claquemurée dans sa demeure ? Il n’est pas probable qu’elle soit uniquement retenue par la crainte d’altérer la fraîcheur de son teint en s’exposant au soleil et à la poussière. Si l’on en croyait les étrangers domiciliés à Palerme, les indigènes auraient conservé de leurs ancêtres musulmans la féroce passion de la jalousie, ils surveilleraient leurs épouses comme s’ils étaient de vrais pachas et leur interdiraient autant que possible la sortie du harem. On ajoute du reste que, par une conséquence bien naturelle, cette claustration des femmes nuit à leur vertu. Quoi qu’il en soit, il ne faut point oublier que Palerme fut pendant plus de deux siècles une des villes de prédilection des Sarrazins et que Tunis est seulement à une journée de navigation. On ne saurait s’étonner que les mœurs palermitaines se ressentissent en effet de la double influence du voisinage et de l’ancien état social.

Si les dames sortent peu, en revanche, le bourgeois de Palerme, qui s’ennuie peut-être dans la compagnie de sa prisonnière, aime beaucoup à dépenser son temps loin du foyer domestique. Toutefois, il est économe, comme l’étaient, parmi ses nombreux aïeux, le Carthaginois et l’Arabe, et ce n’est point lui qui se permet de dépenser follement ses revenus dans les cafés ou les théâtres. Ces institutions de luxe ne sont guère fréquentées que par les Italiens du continent ou les étrangers. Quant au rentier palermitain, il va passer la plus grande partie de la journée sur les sofas de quelque chambre largement ouverte sur le trottoir de la rue de Toledo. Là, il voit passer tout à son aise le flux et le reflux des passants, il cause des scandales du jour avec ses amis ; au besoin, si la conversation tarit, il peut s’assoupir, bercé par les rumeurs de la foule. Dans ces cercles, point de journaux ni de livres, point de billards, de jeu de dames ou de jeu d’échecs, pas même de liqueurs. Les associés ne cherchent aucunement à s’instruire ou à faire travailler leurs mains : il leur suffit de « tuer le temps » sans avoir à délier les cordons de leur bourse. Leur seule dépense est d’acquitter le loyer de cet observatoire, où ils se sont installés pour voir, bourgeois eux-mêmes, le petit monde des passions bourgeoises défiler devant eux. Aux fenêtres grillées des étages supérieurs d’autres regards suivent aussi le va-et-vient de la foule : ce sont les regards des religieuses, qui, pour louer le rez-de-chaussée de leurs demeures à des profanes, se sont cloîtrées sous les combles.

Un jeune médecin piémontais, qui se trouvait précisément chargé d’un travail de statistique morale sur la population de Palerme, voulut bien, avec une extrême complaisance, me servir de cicerone dans la ville et me faire part du résultat de ses études. Son enquête lui avait révélé de telles misères et de tels abîmes de honte qu’il en était amené parfois à un véritable désespoir, et qu’à chaque instant du jour il pensait à s’enfuir pour aller retrouver la paix de l’âme dans ses montagnes natales du Val d’Aoste. Ce qui contribuait à l’exaspérer encore plus, c’est qu’en sa qualité d’étranger et de Piémontais, il avait à braver dans chaque Palermitain cette verve railleuse dont s’arment toujours contre leurs maîtres les peuples habitués à changer de servitude. Il est probable que par réaction contre toutes ces inimitiés et ces moqueries, le pauvre savant n’avait pas su garder la sérénité de sa pensée et jugeait trop sévèrement la population de Palerme ; mais les documents officiels qui lui servaient de point d’appui constatent que l’état moral de la ville sicilienne est en effet bien déplorable. Au commencement de l’année 1865, il n’y aurait pas eu moins de quatre à cinq mille affiliés à cette ligue secrète de la maffia, dont les membres s’engagent solidairement à vivre de tromperies, de fraudes et de vols de toute espèce. À cette époque, encore si rapprochée de nous, la plupart des commerçants et des industriels étaient obligés, pour vivre eux-mêmes et continuer librement leur métier, de payer la dîme de leurs revenus aux chefs de la redoutable association : on peut dire que la ville tout entière obéissait en même temps à deux pouvoirs, celui de l’Italie et celui de la maffia. Cette dernière puissance est d’autant mieux écoutée que ses ordres consistent en simples signes, en gestes, en regards, en attouchements, en paroles mystérieuses ; l’inconnu lui prête toutes ses terreurs, et parfois un coup de poignard prouve qu’elle a aussi ses juges et ses bourreaux. Les effets d’un pareil régime sur le commerce sont faciles à deviner. Les entraves que ces exactions traditionnelles apportent aux échanges, et,