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de la Catena, dont le beau portique, qui rappelle la Loge de Florence, se compose de trois arches elliptiques soutenues par des colonnes de marbre gris et donnant accès à trois portes de style renaissance ornées de feuillage et de fruits admirablement sculptés. L’église de la Catena est ainsi nommée d’une chaîne massive qu’on y attachait pour fermer l’entrée des deux ports de Palerme. En 1063, sept galères pisanes s’élançant avec force contre cette chaîne, la brisèrent par le choc de leurs proues, s’emparèrent de tous les navires chargés de marchandises qui se trouvaient dans le port et rapportèrent à Pise un immense butin. On s’en servit pour bâtir la célèbre cathédrale.

La petite crique qui s’étend devant l’église de la Catena et dont le rivage est le rendez-vous des lazzaroni, a gardé son ancien nom arabe de Cala. C’est là tout ce qui reste des vastes nappes d’eau diversement ramifiées qui avaient fait donner à la cité son nom de Panormos (tout port). Le terrain sur lequel sont construites les maisons de Palerme a subi les mêmes changements graduels que le sol de la Rochelle. Cette dernière ville occupait autrefois une roche (rupella), qui tenait au littoral de la Saintonge par une étroite péninsule, tandis que de nos jours elle se trouve dans une plaine d’alluvions et que son port communique avec la mer par un long chenal vaseux. De même, la ville de Palerme était bâtie autrefois sur une péninsule que deux larges bras de mer isolaient à droite et à gauche de la terre ferme. Soit que les divers conquérants qui se sont succédé en Sicile aient comblé ces baies intérieures par des amas de décombres, soit que les deux petits ruisseaux de Palerme aient apporté assez d’alluvions pendant le cours du siècle pour forcer ainsi la mer à reculer, soit qu’il y ait eu dans cette partie de la Sicile, comme sur les côtes de la Saintonge, un phénomène de soulèvement graduel de toute la contrée, il est certain que l’ancienne presqu’île de Palerme est perdue tout entière dans les atterrissements, et les grands ports qui entouraient la ville ne sont plus représentés que par l’insignifiant bassin de la Cala. Les îlots de la baie ont incessamment reculé devant les terres envahissantes. D’ailleurs on voit encore, non loin de la gare du chemin de fer de Termini, un témoignage remarquable du changement de niveau qui s’est produit depuis les siècles du moyen âge. Un pont-normand connu sous le nom de Ponte dell’Ammiraglio, en souvenir d’un compagnon de Roger, développe ses arcades pittoresques, non plus, comme jadis, au-dessus de la petite rivière de l’Oreto, mais au-dessus d’un champ beaucoup plus élevé que le niveau actuel du cours d’eau. On ne peut s’empêcher de croire que la terre a poussé et dans son mouvement de croissance a soulevé l’édifice.

En se promenant dans la ville, on peut encore suivre en certains endroits les contours des anciens bras de mer. Plusieurs ruelles sinueuses sont les sentiers qui longeaient autrefois le bord des grèves, et nombre de sentines infectes marquent les emplacements des dernières criques où s’évapora l’eau marine. Toutefois la disposition actuelle des quartiers de Palerme ne dépend aucunement du relief topographique. La ville forme un quadrilatère presque régulier, et ce quadrilatère lui-même est coupé en quatre parties égales par deux rues de plus d’un kilomètre de longueur qui se coupent à angle droit au centre mathématique de Palerme. Les gouverneurs espagnols qui ouvrirent ces avenues régulières vers la fin du seizième et au commencement du dix-septième siècle, avaient surtout en vue de plaire à la sainte inquisition en traçant ainsi le signe de la croix sur la ville entière. Leurs travaux de percement se bornèrent à l’ouverture de ces voies qui devaient leur faciliter indirectement l’entrée du ciel, et qui devaient en même temps assurer à jamais la possession de Palerme à « Sa Majesté très-catholique. » Quant aux quartiers de Palerme compris entre les branches de la croix, ils gardèrent leur labyrinthe de rues étroites, tortueuses et malsaines. Encore de nos jours ces parties de la ville ont leur antique physionomie sarrasine, et ce n’est pas sans une certaine appréhension que l’étranger ose s’y aventurer.

Aussi, parmi les visiteurs de la Sicile, un grand nombre, et notamment ceux qui affectent de ne sortir qu’en voiture, ne connaissent de Palerme que les deux rues principales et les allées extérieures. Pour se rendre à Monreale, à la Ziza, à San Martino, ils remontent dans toute sa longueur la rue de Toledo, appelée aussi Corso Vittorio Emmanuele ; pour aller parcourir les allées du jardin anglais ou se diriger vers la gare du chemin de fer, ils suivent dans l’un ou l’autre sens la rue transversale de Maqueda ; ils voient et revoient tous les jours ces vulgaires étalages de marchandises anglaises ou françaises, ces boutiques de journaux grossièrement construites sur le modèle des kiosques parisiens, cette population plus ou moins cosmopolite qui s’établit dans toutes les villes d’Europe sur les grandes avenues commerciales. Quant à la véritable Palerme, celle où n’habitent que les « fils du pays, » artisans, petits bourgeois, gentilshommes appauvris, moines, mendiants ou voleurs, la plupart des étrangers se contentent de l’entrevoir, la où les sombres ruelles, au pavé sale et raboteux, aux maisons branlantes, aux fenêtres pavoisées de guenilles, viennent déboucher dans l’une des deux rues qui constituent toute la Palerme officielle.

Néanmoins, le nouveau débarqué qui se borne à flâner sur le trottoir de la rue de Toledo, remarque déjà sur ce terrain banal bien des choses qui sont de nature à l’étonner. En mettant le pied sur la terre de Sicile, on est tout naturellement porté à croire que sous ce beau ciel, au milieu de cette nature charmante, l’homme lui-même se met en harmonie par la grâce et la noblesse de ses traits avec tout ce qui l’entoure. À cette idée, subie par ceux-là même qui ne s’en rendent point compte, se mêlent les souvenirs de la poésie et des arts de l’antiquité qui jettent un reflet de leur beauté sur les peuples riverains de la Méditerranée. On s’attend à voir sous le costume moderne les types admirables