Page:Le Tour du monde - 13.djvu/352

Cette page n’a pas encore été corrigée


Jusqu’à ce jour, ces relations d’amitié n’ont pas amené de grands résultats commerciaux. Quelques visites au pénitencier de Saint-Louis où les Bonis apportent un aymara flêché dans les sauts du fleuve, une biche ou un maïpouri abattus dans la forêt, des colliers grossiers en ouabé, en un mot du poisson, du gibier et des curiosités, voilà jusqu’à présent les seuls objets d’échange qui arrivent à nos comptoirs.

Le sauvage, nègre ou cuivré, vit au jour le jour. Il travaille uniquement pour ses besoins ; dès que son existence matérielle est assurée, dès que ses modestes désirs sont satisfaits, il se repose. Pour l’exciter au travail, pour l’engager à exploiter les richesses de son sol ou de ses bois, la civilisation (et c’est triste à dire et à avouer) doit lui donner des appétits nouveaux, des passions, des défauts, voire même des vices. Il s’agit de choisir ceux qui lui sont le moins funestes.

Malheureusement son penchant favori s’est manifesté, de lui-même : c’est le goût des liqueurs fortes. Le fruit du palmier coumou, dont les grappes rappellent celles de la vigne, le cachiri et le pivori, boissons fermentées, dont la cassave mâchée et des oranges aigres forment la base, lui procurent de terribles ivresses, mais ces excitants lui sont plus funeste que l’eau-de-vie et le tafia des Blancs. Tous ces alcools sont pour ces pauvres gens des poisons plus mortels que les sucs les plus perfides de leurs lianes, que les venins les plus subtils de leurs serpents.

Les nègres marrons n’ont gardé qu’un seul bon souvenir de leur temps d’esclavage, c’est le souvenir du jour où ils s’enivraient de tafia et de genièvre. Pour renouveler cet heureux moment, pour retremper leurs lèvres dans la précieuse liqueur, ils braveront tous les dangers, ils feront cent lieues dans une frêle pirogue. Hommes, femmes, enfants, tout le monde y embarque ; ils vont boire, disent-ils naïvement. Ce désir s’est accru de tout le charme du fruit rare ou défendu. C’est leur plus impérieuse, je dirai plus, leur unique passion, le seul stimulant de leur travail.

Frédéric Bouyer.

N. B. — Les extraits qu’on vient de lire sont tirés d’une relation complète qui sera publiée prochainement à la librairie Hachette, en un fort volume illustré.