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nonce la peine du fouet, sentence qu’exécute un officier de justice inférieure, appelé Bastian. Quant aux causes plus graves, qui peuvent entraîner la mort, elles sont déférées au tribunal du Grand-Man qui préside un jury composé de capitaines. Ceux-ci portent comme emblème de leur dignité un jonc à pomme d’argent aux armes des États de Hollande.

Ces villages ont l’apparence et la physionomie des villages africains. Tout au contraire des Indiens qui aiment la vie en plein air, dans des carbets ouverts de tous côtés, les nègres se construisent des huttes closes et dérobent leur intimité à tous les regards.

Les nègres Bonis sont établis sur la rive gauche de l’Awa. Leur population s’élève au chiffre de sept à huit cents âmes environ. Elle est répartie en sept villages, dont le principal se nomme Providence. Le Grand-Man actuel s’appelle Adam.

Dans le courant de 1862, ce grand chef s’est décidé à faire le voyage de Cayenne, afin de rendre en personne au gouverneur de la Guyane française la visite que celui-ci lui avait faite par procuration.

Enfant de la nature, brusquement transporté au milieu de la vie civilisée, il a eu ses admirations naïves et ses étonnements impossibles. Il a vu et dévoré des regards les femmes blanches tourbillonnant dans une salle de bal ; il a trempé ses lèvres dans la coupe des festins les plus splendides ; il a contemplé les manœuvres militaires des troupes coloniales qui lui ont paru assez nombreuses pour conquérir le monde. Ainsi que son aïcul et homonyme qui rougit de sa nudité au sortir du divin jardin dont il était banni pour toujours, Adam a eu honte aussi de son humble costume, et il a éprouvé le besoin de se couvrir d’un vêtement plus sérieux que la simple feuille de figuier.

Ô vanité ! tu as un temple et un autel dans le cœur du sauvage comme dans celui du civilisé ! et la passion des hochets est commune à tous les mortels ! Voici donc que le grand chef de la tribu des Bonis, le Grand-Man, a voulu revêtir les insignes des grands chefs des Blancs et l’on a dû céder à son caprice. Il porte à l’heure qu’il est avec une gaucherie incroyable, mais aussi avec une satisfaction des plus visibles, le chapeau à panache, l’habit à épaulettes, le pantalon, voire les souliers qui le font horriblement souffrir, car aucune pièce ne manque à son déguisement. Et les seigneurs de sa cour qui l’accompagnent ont encore amplifié cette parodie grotesque du costume militaire. Ne pouvant posséder le vêtement complet, ils se sont philosophiquement résignés à s’en partager les détails provenant de la générosité ou de l’esprit jovial de quelque officier.

On a renouvelé pour eux l’éternelle plaisanterie des boîtes de conserves qui fut exploitée sur une si grande échelle à l’armée de Soulouque. Le ministre des affaires étrangères du Grand-Man est donc tout fier de porter sur son chapeau de paille une plaque de cuivre doré où se lit : Bœuf à la mode, Ville-en-Bois, Nantes. Le caractère léger des Français trouve partout matière à rire.

L’Alecton a ramené de Cayenne au Maroni le roi des Bonis et ses ministres. À ma prière, ils se sont mis en grande tenue pour se livrer au crayon de notre dessinateur. Ils ne rient pas, ceux-là, ils sont plongés dans leurs souvenirs et ruminent leurs impressions, engourdis comme le fumeur d’opium qui a fait son rêve oriental. Peut-être méditent-ils les récits qu’ils vont avoir à faire de leur voyage devant le village assemblé.

Ils ont vu la vie des villes, ils ont vu les merveilles. de Cayenne, Urbs, la ville, pauvre ville comparée à d’autres, cité merveilleuse comparée à leurs villages. Et maintenant que leur restera-t-il au cœur devant leur vie calme, devant le carbet et la pirogue, devant la majesté de la nature et le silence de la forêt ?