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mais ils ont un vaste établissement à Paramaribo, avec des succursales dans le pays. Ils ne s’occupent pas exclusivement de prédication et d’enseignement, ils se livrent également au commerce, et, tout en se contentant d’un bénéfice honnête, ils paraissent entendre parfaitement les affaires.

Quoique soumis aux lois du mariage, les Moraves vivent en communauté de biens. Leurs vêtements sombres se distinguent par un souverain mépris des exigences de la mode. L’habitude qu’ils ont de vivre renfermés donne à leur visage cette couleur blême et terreuse particulière aux troglodytes, aux cryptogames et aux fleurs nocturnes. Le mysticisme des quakers se lit dans leur teint pâle et dans leurs lèvres pincées. Est-ce une bizarrerie de la nature ou un vice inhérent à l’institution ? Mais il est un fait à constater, c’est que dans aucun des sexes on ne trouverait un candidat à un simple accessit de beauté dans le concours ouvert en faveur des Vénus et des Adonis.

Le couple qui nous reçut dans le Warappa pouvait bien réunir un siècle et demi entre mari et femme. Oncques ne vit rien de plus sec et de plus décharné que ces deux vieillards. La femme surtout, qui négligeait toute fraude pour réparer des ans l’irréparable outrage, accusait des formes anguleuses au delà de toute expression. On eût dit Philémon et Baucis conservés depuis deux mille ans par un prédécesseur de Gannal.

Dans l’école, une chaise et des bancs, un vieux clavecin, auquel les doigts osseux de la vieille firent soupirer une ancienne mélodie.

Ces deux Moraves devaient appartenir à la troisième catégorie de l’ordre qui se divise en commençants, en progressifs et en parfaits. Si le choix ne leur donnait pas des droits à cette classe suprême, ils avaient dû y entrer de plain-pied par l’ancienneté.

Mais en dehors de cette sécheresse d’allures, de cette roideur automatique qui rappelait les poupées de Nuremberg, en dehors du ridicule que leur prêtaient le costume et la démarche, il y avait quelque chose de touchant dans l’union de ces deux vieillards appuyés l’un sur l’autre, dévouant leurs derniers jours à une race déshéritée, et poursuivant jusqu’au tombeau leur œuvre de charité bienfaisante.

Quel ordre, quelle minutieuse propreté dans cette maison ou la poussière n’avait pas droit d’asile ! Quelle merveille que ce petit jardin qui offrait un échantillon de tous les produits tropicaux, développés et perfectionnés par ces soins et cette patiente étude qui sous tous les climats dirigent la nature !

Outre les plantes potagères et les fruits de toute espèce, le couple Morave cultivait les plantes méridionales, le ricin, la noix-vomique, la citronnelle, l’ayapana et bien d’autres simples qui formaient le fond d’une petite pharmacie.

Une charmante allée de palmistes rappelant le péristyle de l’école d’Académus conduit de la maison à la rivière. En cet endroit un pont de bois construit aux frais de l’ordre réunit les deux rives et donne aux noirs du voisinage toute commodité pour se rendre où ils trouvent à la fois le médecin, l’instituteur et le prédicant.

C’est dans ce jardin que je vis cette singulière feuille qu’on nomme la feuille merveilleuse et dont j’expérimentai les étranges propriétés. On peut la piquer avec une épingle le long d’une boiserie, et si on a la précaution de la mouiller chaque jour, on voit sortir de chacun de ses angles un rameau qui se couvre lui-même de feuilles. C’est l’emblème le plus parlant de cette nature exubérante qui porte la vie en elle-même et ne peut se décider à mourir.


Tribus nègres établies dans les Guyanes.

À une cinquantaine de lieues de son embouchure, le Maroni se bifurque on plutôt reçoit de la Guyane hollandaise un tributaire presque aussi grand que lui-même, le Tapanoni ; poursuit sa course vers l’intérieur de l’Amérique, sous le nom d’Awa, et va se perdre dans ces forêts séculaires où, dans quelque grotte vierge des pas et des regards de l’homme, la Nayade guyanaise épanche de son urne mystérieuse les trois grands fleuves qui sillonnent la France-Équinoxiale, et qui arrivent à l’Océan sous le nom d’Oyapock, d’Appouague et de Maroni.

Non loin peut-être de cette source inconnue, le lac Parimé roule ses ondes sur de brillantes pépites ; la ville fantastique étincelle aux rayons du soleil équatorial et l’Eldorado, ce roi de l’or, ce mythe insaisissable, se drape dans les plis mystérieux de la légende.

C’est dans le haut du Maroni que se groupent les populations noires, formées des esclaves évadés, des marrons, de la Guyane hollandaise. À l’heure où cette colonie va passer par la crise que nous avons subie en 1848, à l’heure où l’émancipation va produire dans le commerce et dans l’agriculture une commotion certaine, à l’heure où bien des nègres, séduits par la vie sauvage, vont se répandre dans les bois et dans les savanes de l’intérieur et affluer peut-être vers le Maroni, il est certainement intéressant de donner quelques détails sur les populations noires déjà établies sur les bords de l’Awa et du Tapanoni, sous le nom générique de nègres Bosh (nègres des bois), Oucas, Polygoudoux et Bonis, fils de ces esclaves révoltés qui ont fait jadis à la colonie néerlandaise une guerre si acharnée et si terrible.

Le nombre des nègres Bosh n’a jamais été bien connu et de grandes inégalités se produisent dans cette appréciation. Les uns les évaluent dans l’origine à vingt-cinq mille. Les autres donnent un chiffre de beaucoup inférieur. Le recensement actuel les porte à quatre mille environ dispersés en quatorze villages.

C’est une sorte de fédération obéissant à un chef suprême, électif, appelé Grand-Man (great-man), résidant pour le moment à Drye-Tabettye (les trois îlets). Ce chef est aujourd’hui un certain Biman, homme rusé et intelligent.

Chaque village est commandé par un capitaine. Les affaires correctionnelles sont de sa juridiction. Il pro-