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mes compagnons, disposés en cercle, gravirent en se rapprochant de plus en plus les uns des autres. Resté dans la plaine avec un indigène appelé Mébalué, qui était maître d’école et le plus excellent des hommes, je vis l’un des lions posé sur un quartier de roche qu’entourait le cercle des chasseurs. Mébalué tira son coup de fusil avant moi et n’atteignit que le rocher où l’animal était assis. Le lion mordit l’endroit que le projectile avait frappé, comme un chien mord la pierre ou le bâton qui lui est jeté ; puis, s’enfuyant d’un bond, il franchit le cercle d’hommes qui s’ouvrit à son approche, et il s’échappa sans blessure ; les chasseurs n’avaient pas osé l’attaquer, peut-être à cause de leur foi dans le sortilége dont ils se croyaient victimes. Le cercle fut bientôt reformé ; deux autres lions y apparurent, mais cette fois nous n’osâmes pas tirer, dans la crainte de frapper l’un des hommes qui les entouraient et qui leur permirent encore de s’enfuir sains et saufs. Si les Bakouains avaient agi suivant la coutume de leur pays, les lions auraient été tués à coups de lance au moment où ils essayaient de s’échapper ; mais nos chasseurs ne firent pas même usage de leurs armes. Voyant que nous ne pouvions pas les décider à l’attaque, nous reprenions le chemin du village, lorsqu’en tournant la colline j’aperçus encore un lion posé sur un quartier de roche comme le premier que j’avais vu, mais cette fois tapi derrière un buisson ; j’étais environ à trente pas de l’animal, je le visai attentivement au corps à travers les broussailles, et je déchargeai mes deux coups. « Il est touché, il est touché ! » s’écrièrent les indigènes, « allons à lui. » Derrière le hallier j’apercevais la queue du lion qu’il agitait avec colère ; et, me retournant vers ceux qui accouraient, je leur dis d’attendre au moins que j’eusse rechargé mon fusil. Pendant que j’enfonçai les balles, j’entendis pousser un cri de terreur ; je tressaillis, et levant les yeux, je vis le lion qui s’élançait sur moi. J’étais sur une petite éminence ; il me saisit à l’épaule, et nous roulâmes ensemble jusqu’au bas du coteau. Rugissant à mon oreille d’une horrible façon, il m’agita vivement comme un basset le fait d’un rat ; cette secousse me plongea dans la stupeur que la souris paraît ressentir après avoir été secouée par un chat, sorte d’engourdissement où l’on n’éprouve ni le sentiment de l’effroi ni celui de la douleur, bien qu’on ait parfaitement conscience de tout ce qui vous arrive : un état pareil à celui des patients qui, sous l’influence du chloroforme, voient tous les détails de l’opération, mais ne sentent pas l’instrument du chirurgien. Ceci n’est le résultat d’aucun effet moral ; la secousse anéantit la crainte et paralyse tout sentiment d’horreur, tandis qu’on regarde l’animal en face. Cette condition particulière est sans doute produite chez tous les animaux qui servent de proie aux carnivores ; et c’est une preuve de la bonté généreuse du Créateur, qui a voulu leur rendre moins affreuses les angoisses de la mort. Le lion avait l’une de ses pattes sur le derrière de ma tête ; en cherchant à me dégager de cette pression, je me retournai, et je vis le regard de l’animal dirigé vers Mebalué, qui le visait à une distance de quinze pas ; le fusil du maître d’école, un fusil à pierre, rata des deux côtés ; le lion me quitta immédiatement, se jeta sur Mébalué, et le mordit à la cuisse. Un individu, à qui j’avais sauvé la vie dans une rencontre avec un buffle qui l’avait lancé en l’air, essaya de donner un coup de lance au lion pendant que celui-ci attaquait Mébalué ; l’animal, abandonnant alors le maître d’école, saisit cet homme par l’épaule ; mais au même instant, les balles qu’il avait reçues produisant leur effet, il tomba frappé de mort. Tout cela n’avait duré qu’un moment et devait avoir eu lieu pendant le paroxysme de rage qu’avait causé l’agonie. Le lendemain, les Bakouains, pour faire sortir du corps de l’animal le charme dont ils s’imaginaient qu’il avait été doué, firent un immense feu de joie sur le cadavre du lion, l’un des plus gros, disaient-ils, qu’ils eussent jamais rencontrés. Non-seulement j’avais eu l’humérus complétement écrasé, mais encore j’avais été mordu onze fois à la partie supérieure du bras.

La blessure que fait la dent du lion est analogue à celle d’une arme à feu ; elle est généralement suivie d’une abondante suppuration, d’un grand nombre d’escarres, et laisse une douleur qui se fait sentir périodiquement dans la partie blessée. Je portais ce jour-là une veste de laine épaisse qui, je le suppose, essuya tout le virus des dents qui me traversèrent le bras, car j’échappai aux souffrances particulières que subirent mes deux compagnons d’infortune, et j’en fus quitte pour une fausse articulation dans le bras gauche. Celui de nous trois qui avait été mordu à l’épaule me montra sa blessure l’année suivante ; elle venait de se rouvrir, précisément dans le même mois où elle lui avait été faite. Ce curieux incident mérite l’attention des hommes de science.

Le chef de la tribu des Bakouénas ou Bakouains, à laquelle j’étais attaché, portait le nom de Séchélé et habitait à Shokuané. J’avais été frappé tout d’abord de son intelligence et de la profonde sympathie qui nous attirait l’un vers l’autre ; cet homme remarquable a non-seulement embrassé la foi chrétienne, mais encore il s’est fait le missionnaire de son peuple.

La croyance à la faculté de faire pleuvoir est l’un des articles de foi le plus profondément enracinés chez ces peuplades ; le chef Séchélé était lui-même un docteur célèbre dans cet art, et il croyait implicitement à son pouvoir. Il m’a souvent avoué qu’il lui était plus difficile de renoncer à cette croyance qu’à toutes celles dont le christianisme lui commandait l’abjuration.

Je lui expliquai que la seule manière possible d’arroser les jardins était de choisir quelque rivière ne tarissant jamais, de creuser un canal et d’irriguer les terrains adjacents. Il adopta immédiatement cette idée, et bientôt la tribu tout entière se dirigea vers le Kolobeng, cours d’eau situé environ à 64 kilomètres de la station. L’expérience réussit admirablement pendant la première saison. Les naturels creusèrent le canal, firent le barrage en échange de l’assistance que je leur avais prêtée pour construire une habitation carrée à leur chef ; c’est également sous ma direction qu’ils bâtirent leur