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mâts. Deux fois le mois, le paquebot anglais de Southampton vient y apporter les nouvelles et les voyageurs d’Europe. Le paquebot hollandais de Paramaribo vient aux mêmes époques établir le service postal entre les deux Guyanes. Un chemin de fer mène à Berbice. Les bateaux à vapeur mettent les deux rives en communication constante. Ici, comme partout, les Anglais ont compris que la première mesure à prendre pour assurer la fortune de la colonie était d’ouvrir toutes facilités imaginables aux relations intérieures et au commerce de transit.

Il n’y a que deux ou trois familles françaises à Démérara ; encore sont-elles plus ou moins croisées de sang britannique.

Le consul est fils d’horloger, horloger lui-même. Le drapeau de la France abrite sous ses plis tricolores une montre colossale, enseigne de la profession paternelle, et les archives se tiennent dans l’arrière-boutique.

S’il y a peu de Français honnêtes à Démérara, en revanche il y a beaucoup d’ex-forçats. J’en ai maintes fois rencontré dans les rues. Ils me faisaient parfois l’honneur de me saluer d’un air de connaissance, ce qui me flattait infiniment, et je m’empressais de leur rendre leur politesse. Un coup de chapeau en vaut un autre.

Les évadés de l’Îlet-la-Mère vivaient dans la plus parfaite confiance. Ils circulaient librement, étaient employés, les uns à la ville, les autres à la campagne, et s’endormaient dans la plus douce sécurité, tandis que leur sort se discutait en haut lieu entre le gouverneur, le chief-justice, l’attorney général et le délégué du gouverneur de Cayenne.

Tout en laissant a chaque citoyen sa liberté individuelle, la police anglaise a des agents mystérieux qui la tiennent au courant de tout ce qu’il lui importe de savoir ; sa griffe invisible peut se fermer au besoin ; nos transportés l’apprirent à leurs dépens. En une même


Paramaribo, sur la rivière de Surinam. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.


journée, sur les huit accusés, six étaient appréhendés au corps. Ayette, le principal inculpé, manquait encore, avec un de ses complices, à ce coup de filet général, et il importait de le saisir avant qu’il fût prévenu par des amis et qu’il prît la fuite.

Tous les agents étaient en campagne. C’était une affaire d’amour-propre pour master C***, chef de la police, de prouver la supériorité de la police anglaise devant un Français. Il est clair que toutes les institutions de l’Angleterre doivent être supérieures à celles des autres peuples, sur terre comme sur mer.

Master C*** est un honorable gentleman ; il dîne au Gouvernement, fait son whist au club, mène élégamment son tilbury, observe autant que possible le repos du dimanche et commente la Bible à l’occasion. C’est un magistrat ; mais il ne dédaigne pas de mettre la main à la besogne, et quelle main ! une main à couvrir une assiette, un poing à amener à tout coup le gros numéro au dynamomètre. En outre de sa force herculéenne, il est d’une activité dévorante. C’est l’émule du solitaire ; il est partout, il voit tout, il sait tout. Il n’a qu’un défaut à mon sens, qui est de porter des boucles d’oreilles. C’est peut-être un tic, mais ce détail nuit à son ensemble.

L’affaire de nos transportés fut instruite et suivie dans toutes les formes de la jurisprudence anglaise. L’officier envoyé par le gouverneur de Cayenne dut prêter serment. L’identité des prisonniers fut constatée, tant par leur confrontation que par la vérification de leurs signalements. Presque tous étaient reconnaissables par des tatouages particuliers qui ne laissaient aucun doute à cet égard.

L’enquête établit d’une manière péremptoire que l’accusation était fondée, que le crime sur lequel se basait la demande d’extradition était patent et avéré. Le dossier de la procédure criminelle fut dressé en double expédition, afin qu’une copie fût envoyée à la métropole