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tois nègre, quand ces nègres parlent ou plutôt crient tous à la fois, c’est une effroyable cacophonie qui fait désirer d’être momentanément frappé de surdité.

Si les nègres anglais sont insupportables à l’oreille, ils ne sont pas plus agréables à la vue. Comme le puritanisme protestant a pénétré dans toutes les classes de la société et descendu tous les échelons de la famille humaine, et comme l’exhibition de tout ou partie du corps a été déclarée immodeste, shocking, il s’en est suivi que les négresses ont été forcées de s’affubler des défroques rebutées des Européennes, et de copier les modes des blanches ; une tâche dont elles s’acquittent à la façon des singes qui ont la manie d’imiter tout ce qui les frappe. Elles portent donc des robes à volants qui balayent les ruisseaux, des chapeaux phénomènes et des mantelets impossibles ; le tout de propreté et de fraîcheur douteuses. De sorte qu’il est difficile au passant de ne pas éclater de rire à l’aspect de ces grotesques, d’autant plus ridicules qu’elles se prennent au sérieux.

Cependant quelques vieilles négresses bravent tout décorum et s’obstinent à porter trop peu de costume. C’est pour celles-là que le policeman, agent de la loi et de la morale publique, devrait traduire en anglais les vers de Tartuffe à Doris :

Avant de me parler, prenez-moi ce mouchoir, etc.

Et même rien ne l’empêcherait de les attribuer à l’immortel et divin Shakespeare pour en augmenter l’impression.

Au milieu de cette population empaquetée du cou à la cheville, il est curieux de voir circuler quelques indiens nus de la tête aux pieds, à l’exception de l’indispensable calimbé, ce diminutif extrême de l’inexpressible anglais et du pantalon français.

Ces indigènes indisciplinés, assez semblables à de médiocres statues de bronze florentin, descendues de leurs niches, passent ainsi, sans scandaliser personne, à travers les rues et la foule. C’est que si l’Anglais est pudibond, il est bien plus marchand encore, et alors il se garde bien d’appliquer ses lois somptuaires à des sauvages que l’obligation de s’habiller ferait fuir, et qui le priveraient en se retirant dans leurs forêts d’un magnifique débouché pour le placement de ses horribles alcools.

Trente mille âmes environ, noires et blanches, forment la population de Georges-Town. La ville possède un grand nombre de temples protestants, une église catholique desservie par des Pères de la Compagnie de Jésus, une synagogue pour les juifs portugais qui sont riches et nombreux. On y voit peu d’édifices remarquables. Le bâtiment qui renferme les administrations et le tribunal est vaste et d’un grand aspect. On y plaide beaucoup, ce qui fait souvenir que Guillaume le Bâtard, le conquérant et le législateur de la vieille Angleterre, était de Normandie.

Aussi l’attorney général est-il à Georges-Town un puissant personnage. En dehors de ses fonctions criminelles, il a le droit de plaider au civil, et réussit à se faire, par ce supplément d’attributions, un traitement d’une soixantaine de mille francs par an, l’équivalant à peu près de celui de gouverneur, sans être soumis comme ce dernier aux charges de la représentation.

Le gouverneur dans les colonies anglaises n’est du reste revêtu que d’une autorité très-restreinte. Il a les honneurs, l’apparat, mais son pouvoir est fort contesté. Le conseil colonial, tout-puissant, contrôle, discute et met au besoin son veto sur les arrêtés du gouverneur.

L’hôtel du Gouvernement ressemblerait assez à une maison très-bourgeoise, n’était la garde qui veille aux barrières de ce Louvre. Une garde de zouaves, par ma foi, composée de grands gaillards nègres portant avec quelques variations de couleurs le costume célèbre que nos zouzous ont immortalisé. Il est flatteur pour notre amour-propre national de voir la France militaire ainsi copiée partout.

La Guyane anglaise est riche et florissante. Ces natifs d’Albion ont au suprême degré l’esprit du commerce et de la colonisation. Ils trouvent moyen de faire suer de l’argent à tous les rochers où ils implantent le pavillon britannique. Ils savent jeter à propos leurs capitaux dans les spéculations. Ils tentent beaucoup ; ils ont l’audace raisonnée du négoce, et il est naturel qu’ils réussissent aussi bien.

Vue de la rivière, cette longue file de maisons qui constitue Georges-Town disparaît sous une forêt de