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brique. C’était un homme attentif, plein de douceur et de bienveillance, et qui se faisait si peu payer, que tous ceux qui désiraient s’instruire le pouvaient aisément. Un grand nombre d’enfants profitaient de ce privilége ; et quelques-uns de mes camarades de classe occupent aujourd’hui une position bien supérieure à celle qu’ils paraissaient devoir atteindre lorsqu’ils venaient à l’école. Si un pareil système était établi en Angleterre, ce serait pour le pauvre un bienfait inappréciable.

En fait de lecture, je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, excepté les romans ; je n’aimais pas les fictions ; mais les livres de science, et surtout les voyages, faisaient mes délices.

Je continuais mes études pendant les heures que je passais à la filature, en plaçant mon livre sur le métier, de manière à saisir les phrases les unes après les autres, tout en marchant pour faire ma besogne ; j’étudiais ainsi constamment sans être troublé par le bruit des machines ; c’est à cela que je dois la faculté de m’abstraire complétement du bruit que l’on fait à côté de moi, et de pouvoir lire et écrire tout à mon aise au milieu d’enfants qui jouent, ou bien dans une réunion de sauvages qui dansent et qui hurlent. À dix-neuf ans je devins fileur et j’eus un métier à conduire ; c’est un travail excessivement pénible pour un jeune homme élancé, dont les membres sont grêles, les articulations pleines de mollesse ; mais j’étais payé en conséquence de la peine que j’avais, et cela me mit à même de passer l’hiver à Glascow, de m’y suffire et d’y poursuivre mes études médicales, d’y apprendre le grec et d’assister au cours de théologie du docteur Wardlaw. Je n’ai jamais reçu de personne l’assistance d’un denier, et j’aurais, avec le temps et par mes seuls efforts, accompli mon projet d’aller en Chine comme médecin missionnaire, si l’on ne m’avait conseillé de faire partie de la Société des missions de Londres, qui m’était recommandée à ce point de vue qu’elle est complétement dégagée de tout esprit de secte. « La Société n’envoie aux idolâtres, me disait-on, ni épiscopaux, ni presbytériens, ni indépendants, mais l’Évangile du Christ. » Cela répondait parfaitement à ce que devait être, suivant moi, une pareille institution.

Ayant fini mes études médicales et choisi pour sujet de ma thèse une maladie dont le diagnostic exigeait l’emploi du stéthoscope, je m’attirai, sans le vouloir, un examen plus sévère et plus prolongé qu’il n’arrive ordinairement en pareil cas. Toutefois, je n’en reçus pas moins le diplôme de docteur en médecine et en chirurgie ; et ce fut avec une joie non déguisée que je me sentis appartenir à une profession qui est vouée entre toutes à la pratique de la bienfaisance, et qui, avec une énergie infatigable, continue de siècle en siècle à faire de nouveaux efforts pour amoindrir les souffrances qui affligent l’humanité.

J’étais maintenant en mesure d’exécuter mes projets ; cependant la guerre à propos de l’opium était dans toute sa fureur, et l’on pensa que le moment n’était pas favorable pour que j’allasse en Chine. J’avais caressé l’espoir de me frayer, au moyen de l’art de guérir, l’entrée de ce vaste pays fermé aux Européens ; mais, comme on ne prévoyait pas que la paix dût être prochaine, et qu’un autre champ m’était ouvert par les travaux de M. Moffat, le grand missionnaire de l’Afrique australe, mes pensées se dirigèrent de ce côté ; je complétai donc mes études théologiques en Angleterre ; je m’embarquai en 1840, et, après un voyage qui dura trois mois, j’abordai à la ville du Cap, où je restai fort peu de temps ; du Gap je me rendis à la baie d’Algoa, et je m’avançai dans l’intérieur de l’Afrique, où j’ai passé les seize années qui s’écoulèrent de 1840 à 1856, exerçant la médecine et prêchant la foi chrétienne, sans avoir rien coûté aux indigènes.

D’après les instructions que m’avaient données les directeurs de la Société des missions de Londres, je devais tourner mon attention vers le nord, dès que je serais arrivé à Kuruman ou Lattakou, bourgade qui était à cette époque, ainsi qu’elle l’est encore aujourd’hui, leur station la plus éloignée du Cap en s’avançant dans l’intérieur. Après trois mois de séjour à Kuruman, qui est une espèce de chef-lieu des missions du pays, j’allai donc m’installer dans un endroit situé à quinze milles environ de Shokuané, et qui s’appelait alors Lépélolé (aujourd’hui Litoubarouba). Une fois arrivé là, je me retranchai complétement de la société des Européens pendant six mois ; j’acquis de cette façon la connaissance des habitudes, de la manière de voir, des lois et du langage de cette partie des Béchuanas qui forme la tribu des Bakouains, connaissance qui m’a été d’un avantage incalculable dans les relations que depuis lors j’eus avec ces peuplades.

Pendant mes excursions autour de Kuruman, j’avais choisi la belle vallée de Mabotsa pour y établir le siége d’une mission, et je m’y rendis en 1843. C’est là que m’est arrivé un accident sur lequel j’ai été souvent questionné depuis mon retour en Angleterre, et dont, sans les importunités de mes amis, j’avais l’intention de conserver les détails pour les raconter à mes enfants lorsque la vieillesse m’aurait fait radoter. Des lions inquiétaient vivement la population de Mabotsa ; ils pénétraient la nuit dans l’endroit où les bestiaux étaient enfermés, et dévoraient les vaches. Ils attaquaient même les troupeaux en plein jour : ce qui est tellement éloigné de leurs habitudes, que les indigènes s’imaginèrent qu’on leur avait jeté un sort et qu’ils avaient été, suivant leurs propres termes, « livrés au pouvoir des lions par une tribu voisine. » Ils avaient bien essayé une fois de se délivrer de ces animaux en les détruisant ; mais, beaucoup moins braves que les Béchuanas ne le sont généralement en pareille occurrence, ils étaient rentrés chez eux sans avoir attaqué un seul de leurs ennemis.

Il est avéré que, si l’on tue l’un des lions qui font partie d’une bande, les autres, profitant de l’avis qui leur est donné, abandonnent les lieux où ils ont été chassés. Lors donc que le bétail des Bakouains fut attaqué de nouveau, j’allai avec les hommes de la tribu, afin de les encourager à se débarrasser des maraudeurs. Nous trouvâmes les lions sur une petite colline boisée, que