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il est impossible de rien rêver de plus splendidement pittoresque, rien de plus grandiose que cette végétation exotique des terres-hautes. Du moment que les eaux ne sont plus influencées par les marées de l’océan, du moment où le principe saumâtre s’est évanoui, le palétuvier a disparu, les arbres nains des marécages font place aux géants de la forêt.

Il arrive parfois que deux de ces colosses se penchent l’un vers l’autre comme deux amis qui se tendent les bras, et réunissent les deux berges par une arche de verdure. Du haut de ces branches enlacées, des paquets de lianes et de parasites pendent balancés par le vent, comme des girandoles de fleurs. Palmiers de toute espèce, arbres de toute essence, bois précieux, fleurs rares, se pressent, s’entassent confusément au milieu d’une exhibition fastueuse des richesses et des caprices de la végétation tropicale.

Sur ces rives s’est passé un de ces sombres drames plus fréquents que l’on ne suppose aux Grands-Bois de la Guyane, pendant les évasions des transportés.

C’était aux premiers jours de 1855. Dans une clairière des bords de la rivière on eût pu voir deux hommes vêtus d’une chemise et d’un pantalon en grosse toile, ayant sur la tête un chapeau de paille et des sabots aux pieds. Ils faisaient partie d’une troupe de huit forçats, évadés ensemble du pénitencier de Sainte-Marie. Ces deux hommes, vaincus par vingt jours de courses forcées, de privations de toutes sortes, se demandaient s’il ne valait pas mieux regagner le pénitencier et subir le châtiment qui leur était réservé que de s’acharner à poursuivre une entreprise rendue presque insurmontable désormais par le manque de provisions. Ils étaient dans ces dispositions quand un des leurs apparut, livide et tremblant, les pieds sanglants et les vêtements en lambeaux. Il leur raconta, d’une voie haletante, que trois de leurs compagnons venaient d’assassiner le quatrième (l’un des évadés avait précédemment disparu). Il avait vu les lambeaux sanglants de la victime dépecés, triés, mis à part ; les uns pour être mangés, les autres enterrés. Il insistait sur l’urgence de faire cause commune contre les trois cannibales.

Ceux-ci arrivèrent à leur tour au carbet et la terreur qu’ils inspiraient à leurs compagnons fut si forte que ces derniers non-seulement aidèrent aux préparatifs de l’horrible repas, mais même y prirent part.

La nuit venue ils s’échappèrent ; deux d’entre eux, parvenus aux établissements, purent raconter les crimes monstrueux dont ils avaient été témoins. Le troisième ne reparut plus. Est-il mort de fatigue, de faim ? a-t-il été repris par les autres et mangé par eux ? Cela n’a pas encore été dévoilé.

À cette époque, six autres transportés venaient de s’évader. Trouvant dans les bois les traces des précédents fugitifs, ils les suivirent et rejoignirent les trois assassins. L’homme qui dirigeait les nouveaux venus était l’exécuteur des hautes œuvres, le justicier du pénitencier de Sainte-Marie. Il se nommait Raisséguier ; il avait une force et une énergie peu communes.

Il amenait avec lui deux transportés français et trois Arabes.

La rencontre des deux bandes fut loin d’être cordiale : les premiers évadés proposèrent d’abord à Raisséguier et à ses deux compagnons de s’entendre pour le meurtre et le dépècement des trois Arabes. À cette affreuse proposition, l’ancien bourreau tressaillit d’horreur et déclara qu’il défendrait, au péril de sa vie, celle de ces pauvres gens.

Malheureusement les deux hommes qui l’accompagnaient goûtaient fort la proposition des trois sinistres coquins. Ces bandits s’entendirent pour se défaire de Raisséguier. Deux fois dans la journée ils tentèrent de le tuer comme par accident. La nuit venue, épuisé de fatigue et craignant un attentat, celui-ci chargea un de ses camarades d’évasion de veiller sur lui pendant qu’il prendrait quelque repos. Les rôles étaient distribués à l’avance ; à un signal de son traître gardien, les forçats s’approchent en rampant du dormeur, ils s’élancent et frappent tous à la fois. Raisséguier par un effort surhumain se dresse, secoue la grappe d’assassins qui l’entoure, puis, blessé à la gorge, au front, à la poitrine, un bras pendant brisé, le long du corps, il s’élance hors du carbet et fuit droit devant lui. La meute sanguinaire, avide de curée, bondit à sa poursuite. Heureusement la nuit était très-noire ; Raisséguier, sur le point d’être atteint, disparut tout à coup. Une pluie torrentielle vint à tomber ; les bandits durent attendre le jour pour continuer leurs recherches. Ils espéraient retrouver au moins un cadavre, mais tout fut inutile, ils ne virent aucune trace de leur victime. Alors se passa une scène d’une indescriptible horreur ; ces bêtes féroces, arrivées au paroxysme de la rage, se tournèrent contre elles-mêmes. Un de ces hommes fut tué par les autres, dépecé et dévoré.

Les Arabes, qui avaient compris à quelle sorte de compagnons ils allaient avoir affaire, avaient, dès la veille au soir, repris le chemin du bagne.

Au moment ou Raisséguier disparaissait aux yeux de ses assassins, il avait senti le terrain manquer tout à coup sous ses pieds et avait roulé au fond d’un ravin où il resta évanoui. Cette chute providentielle lui sauva la vie : la pluie lui fit reprendre ses sens ; sentant toujours son sang couler, il eut la présence d’esprit et le courage de boucher ses blessures avec de la terre glaise, puis il attendit le jour. Il se trouvait au bord de la rivière, lorsqu’il vit s’avancer doucement, au gré du courant, un de ces trains de bois flottant que les cours d’eau des tropiques portent périodiquement à l’Océan. Cet homme épuisé, qui n’avait qu’un bras à son service, parvint à se hisser sur un arbre à demi déraciné, qu’un récent éboulement avait penché sur les eaux et qu’un lacis de lianes retenait seul à la berge. De là, il se laissa tomber sans accident sur le radeau naturel et dériva lentement avec lui le long du fleuve.

Vers la fin du jour, Raisséguier se trouvait en face de l’habitation Bellane.

À ses gémissements on le découvre ; on le porte à