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Georges-Town. Guyane anglaise. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.


VOYAGE DANS LA GUYANE FRANÇAISE,


PAR M. FRÉDÉRIC BOUYER, CAPITAINE DE FRÉGATE[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




La Comté. — Drames de ses bords. — Les forçats cannibales.

Ainsi que je l’ai dit déjà, la rive droite de l’Oyapock est neutre ; elle limite le territoire contesté, revendiqué par la France d’un côté et par le Brésil de l’autre, et qui, restant en litige, n’est à personne. C’est un procès embrouillé depuis plus d’un siècle, c’est une sorte de tournoi où de temps à autre les diplomates viennent rompre quelques lances émoulues, combattent à coups de notes et de protocoles, luttent à armes courtoises sans déboutonner les fleurets, et en arrivent à ne rien conclure et à remettre la cause à une autre session.

De gros volumes ont été publiés sur cette question. Les rares amateurs des causes aléatoires et des protocoles diplomatiques y trouveraient seuls quelques charmes et plutôt que d’ingérer cette nourriture indigeste et peu substantielle, mes lecteurs préféreront, je l’espère, revenir avec moi dans les forêts de l’intérieur et sur les bords des cours d’eau du nord de la Guyane.

L’île de Cayenne est enlacée dans le réseau hydrographique le plus étrange. La rivière de Cayenne, après s’être séparée en deux branches, l’une appelée rivière de Montsinéry, l’autre rivière de Tonnégrande, communique avec le Mahury par la rivière du Tour-de-l’Île. À ce point de jonction, le Mahury change de nom et prend celui d’Oyac, et à quelques lieues de là, il se divise en deux branches, dont la principale se nomme la rivière de la Comté, et la seconde l’Orapu.

La rivière de la Comté de Gennes, par abréviation, rivière de la Comté, est ainsi nommée, de M. le comte de Gennes, chef d’escadre, qui s’établit à Cayenne en 1696, au retour d’u ne expédition malheureuse au détroit de Magellan. Il obtint du roi une concession de cent pas de terrain, tout le long de la rivière d’Oyac, en allant vers l’Amazone, pour en jouir à perpétuité, lui et ses descendants. Cette concession fut érigée en comté par lettres patentes, datées de Versailles, du mois de juillet 1698.

Son établissement nouveau, si bien consacré par la faveur royale, ne semble pas avoir prospéré ; car nous retrouvons M. de Gennes gouverneur de Saint-Christophe en 1702, à l’époque où la partie française fut occupée par les Anglais. Traduit devant un conseil de guerre à la Martinique, l’infortuné gouverneur est convaincu de lâcheté, dégradé de noblesse et privé de la croix de Saint-Louis. Il fait appel de ce jugement, et part pour France ; mais il est pris en route par les Anglais et meurt à Londres : le roi réhabilita sa mémoire.

La rivière de la Comté fut choisie en 1854 pour un établissement pénitentiaire et agricole. On fonda les pénitenciers de Saint-Augustin et de Sainte-Marie sur la rive droite de la rivière, et après avoir vainement lutté contre l’insalubrité du pays, on les abandonna en 1859.

Les très-petits avisos à vapeur de la station locale, peuvent seuls arriver jusqu’au pénitencier. Le cours de la rivière est si étroit, si encaissé, il offre des coudes et des tournants si brusques, que la navigation y est fort difficile. Mais en vertu même de cette irrégularité

  1. Suite et fin. Voy. pages 273, 289, 305 et 321.