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Lindor est une réactionnaire enragée ; ses opinions politiques consistent à détester une révolution venue trop tôt ou trop tard, suivant ses idées.

La mère Lindor est en grandes relations avec la marine. Il y a échange de services réciproques. C’est une station que la tradition a consacrée. On y prend, on y dépose des passagers, plus souvent des passagères, qui vont à Cayenne ou en reviennent. Aussi, dès que le coup de sifflet d’avertissement du vapeur se fait entendre, toute la population féminine et masculine accourt au rivage ; les pirogues s’ébranlent, les interpellations se croisent et l’on salue avec force gestes, force rires, force bruit.

À dix minutes de là, c’est la paroisse de Malouet, poste militaire abandonné, agreste église surmontée d’une humble croix de branches, où quelque prêtre de passage vient dire parfois une messe qui attire tous les habitants.

Toute cette population, quoique française au premier chef, est sur le territoire neutre dont nous parlerons plus tard. L’Alecton quitte la rive droite et se dirige vers l’autre bord qu’il range à l’honneur, c’est-à-dire de fort près. On passe devant la petite rivière du Gabaret qui doit son nom à un chef d’escadre de l’amiral d’Estrées ; on aperçoit les champs de cannes et la haute cheminée de l’usine de Saint-Georges, et bientôt le navire s’amarre au pont qui fait le prolongement d’une petite jetée en face du logement du commandant.

Deux cents transportés environ sont internés à Saint-Georges.

Le climat est si mauvais pour les Blancs, que la plupart des détenus sont choisis parmi les Noirs. On a même fait en sorte d’étendre cette mesure aux fonctionnaires libres. Aussi, médecin, administrateur, agents divers, jusqu’au commandant lui-même, sont des hommes de couleur. Malheureusement on n’a pu faire de même pour la garnison et pour la gendarmerie qu’il faut remplacer souvent, et le terrible ravage fait en un ou deux mois dans leur constitution prouve de reste l’insalubrité du pays.

Avec un contingent de nègres provenant de nos colonies, il était naturel d’exploiter la culture de la canne à sucre qui leur était familière. Aussi on a installé une usine et l’on y fait d’excellent tafia qui est consommé dans le service pénitentiaire. À l’usine à tafia on a adjoint une scierie mécanique. La même machine les met en mouvement. Cette scierie permet de débiter en planches les bois du fleuve.

Une sorte d’argile blanchâtre forme le sol de la rive gauche ; favorable au début, cette espèce de terrain épuise vite son suc nutritif et a besoin d’être corrigée par des engrais animaux ; mais ce n’est pas cette considération secondaire qui a fait abandonner peu à peu Saint-Georges. La question humanitaire était bien autrement sérieuse, et, décrété en principe dès 1863, l’abandon définitif a été exécuté en 1864. La colonie pénitentiaire sera convertie en une ferme pour laquelle on aura peine à trouver acquéreur.

Les navirest peuvent remonter à quelques milles au delà de Saint-Georges, en profitant de la marée qui se fait encore sentir jusqu’au premier saut, sinon par le courant, du moins par la crue de l’eau. Cependant les débris du vapeur de guerre l’Éridan sont là pour démontrer le danger de cette navigation inutile et sans but, et depuis cet accident les navires se bornent à Saint-Georges.

Le saut des Grandes-Roches non loin de Saint-Paul, est des plus curieux et mérite plus d’une visite. On ne regrette pas les trois heures de canotage qui le séparent de Saint-Georges.

Au pied du saut se trouve une petite île à demi noyée, où sous l’ombrage de quelques manguiers on est aux premières loges pour contempler un splendide spectacle.

La cascade n’a pas les proportions grandioses des chutes du Niagara ; elle n’a que trente pieds de hauteur et se subdivise en trois chutes. Mais ces ondes tumultueuses qui, sur une largeur d’un mille, bouillonnent à travers les roches chevelues, ces îles verdoyantes, ces arbres géants qui surgissent du torrent, ce désordre de la nature, cette puissance de séve qui déborde et mêle à l’écume, tiges, troncs, feuilles et branches, tout cela forme une scène qui laisse au cœur une sorte d’admiration respectueuse pour l’organisateur de toutes ces magnificences.

Il m’a été donné de contempler ce spectacle dans un moment où il avait revêtu un caractère plus émouvant encore.

C’était pendant l’hivernage. Les eaux grossies outre mesure se ruaient avec colère parmi les rochers ; La pluie tombait sans relâche ; l’orage grondait. Le bruit de la foudre mêlait sa grande voix au bruit du torrent. À travers le brouillard, apparaissaient les fantastiques silhouettes des arbres, l’écume aux franges d’argent venait s’abattre à nos pieds. Tous les éléments semblaient déchaînés comme au jour du déluge, comme dans le chaos.

Avant le saut des Grandes-Rochesf se trouve la petite île de Casfésoca, élevée de quelques centimètres au-dessus du niveau des eaux.

Cette île a fourni juste assez d’espace pour bâtir une tour et une maison. La tour est une fortification singulière, créée dans le but de s’opposer aux invasions des nègres Bonis qui, du Maroni, étaient descendus dans l’Oyapock. Les Indiens attaqués avaient demandé notre secours, et notre esprit guerrier avait saisi l’occasion de jouer au soldat. La tour n’a qu’une porte-fenêtre placée au premier étage ; on y arrive par une échelle. Le rez-de-chaussée n’a que des meurtrières. Une sorte de cheminée sort du toit de l’édifice, c’est le minaret de la mosquée, le lieu d’observation du guetteur, la guérite du factionnaire chargé comme la sœur Anne d’explorer l’horizon et de voir venir.

Il s’est passé dans ce petit coin de terre un sombre drame que je ne veux pas raconter. Nous n’y eûmes pas un beau rôle. Il est triste d’avouer que dans beaucoup