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toire qui leur est concédé, un petit État indépendant dont le directeur de la compagnie sera le suzerain.

En continuant de descendre la côte de la Guyane, au sortir de l’Approuague, on trouve la Montagne-d’Argent, haut mamelon isolé, qui se réunit à la grande terre par une jetée marécageuse.

La Montagne-d’Argent doit son nom à la grande quantité de bois-canon qui la couvrait. Les feuilles blanches de cet arbre, surtout à l’aube du jour, ressemblent effectivement à des lames argentées.

C’est à la Montagne-d’Argent qu’est le lieu de détention des repris de justice. C’est un pénitencier comme tous les autres ; mais la configuration des lieux lui donne un aspect plus théâtral. On dirait un décor de fond de scène ; la montagne traditionnelle avec ses rampes croisées par lesquelles les comparses, villageois, soldats ou brigands, descendent processionnellement.

Les maisons s’étagent les unes sur les autres, et le logement du commandant surmonte le tout à une hauteur de cent cinquante mètres environ. À droite, à gauche et derrière sont les cultures, tabac et café, occupant une superficie de quelques hectares. Le café de la Montagne d’Argent a une réputation méritée, mais la quantité des bras employés, comparée à la production, le fait revenir fort cher au gouvernement ; cette colonie agricole, non susceptible d’extension, rentre dans la catégorie des bagnes, et les transportés qui la composent trouveraient peut-être ailleurs un meilleur emploi.

L’abandon de cette position suivra de près celui de l’Oyapock, nous en sommes convaincus, et cela pour plusieurs motifs. En première ligne vient l’insalubrité de ce sommet qui, tout éventé qu’il est, se trouve soumis aux émanations délétères des marécages du Ouanari, se traduisant en fièvres intermittentes et pernicieuses.

Ce lieu a été tout aussi malheureusement choisi sous le point de vue maritime. Le clapotis presque constant de la mer rend les communications difficiles, voire même dangereuses. Le mouillage est fort mauvais pour les navires et les courants sont très-violents. Il arrive des accidents fréquents pendant qu’on transborde les vivres à terre. C’est ainsi qu’en 1862 un chalan sombra avec bagage et passagers, et si prompts que furent les secours, ils n’empêchèrent pas la mort de huit personnes.

Comme prison, les conditions sont tout aussi bien remplies que si c’était une île. L’évasion est impossible, et les malheureux qui l’ont tentée ont trouvé une affreuse mort dans les vases boueuses de l’isthme.

La Montagne-d’Argent et le cap d’Orange forment les deux limites extrêmes du vaste bassin qui donne accès dans l’Oyapock. Cette ouverture a une quinzaine de milles de largeur. Mais c’est aussi le plateau qui offre le moins de profondeur d’eau, profondeur variable entre deux et quatre mètres.

La route à suivre est irrégulière. On passe fréquemment d’une rive à l’autre et l’on cherche le chenal à travers les îles et les îlots qui obstruent le cours du fleuve.

D’un voyage à l’autre on peut suivre la marche progressive de ces îlots. Une épave végétale s’échoue sur un banc sablonneux, les racines s’y attachent, s’y implantent ; le nouvel obstacle reçoit les débris charriés par le courant ; l’île s’exhausse, s’étend et grandit ; les graines que le vent y porte, les semences que les oiseaux y déposent germent et poussent dans ce terrain fécondant ; le berceau de verdure s’élève rapide jusqu’au jour où il gêne la loi invariable du fleuve ; alors le fleuve le dépèce, l’emporte et le disperse selon cette succession éternelle de création et de destruction qui est l’ordre de la nature.

L’uniformité des autres cours d’eau de la Guyane disparaît ici et les surprises coupent la monotonie du paysage. Une sorte d’animation relative règne sur la terre et sur les eaux. L’Oyapock est le lieu de navigation de la petite escadrille indienne, dont les troncs d’arbres creusés des Tapouyes sont les vaisseaux de haut bord.

Le Haut-Oyapock, avec ses affluents, possède à peu près tous les débris des populations indiennes, éparpillées en de nombreux villages. L’esprit nomade de quelques tribus les entraîne vers les lieux habités par les blancs ; mais le plus grand nombre recule devant la civilisation avec une opiniâtreté que rien ne peut vaincre.

Aujourd’hui, à de rares exceptions, ce n’est qu’au delà du premier saut, dit saut des Grandes-Roches, que se trouvent les villages indiens, bien restreints d’effectif, si l’on croit les anciens écrivains. Quelques races même ont totalement disparu, sans laisser de leur histoire autre chose qu’un nom perdu dans un manuscrit ignoré.

La race noire a repoussé la race rouge, sans se fusionner avec elle. L’Indien méprise profondément le nègre qu’il regarde comme un vil esclave et, dans son orgueil d’homme libre, il a mieux aimé céder la place que de s’unir à ces Africains venus en intrus sur le sol de sa patrie. Il y a commerce, il y a échanges, il n’y a pas intimité.

Le premier bassin de l’Oyapock est donc occupé par les noirs presque exclusivement. L’établissement que l’on trouve tout d’abord est sur la rive gauche ; c’est l’habitation de la Gaîté, dont le propriétaire s’occupe de l’élève des bestiaux ; mais le gros de la population est fixé sur la rive droite, dont les terres hautes sont plus favorables à la culture immédiate.

Groupées ou isolées, bâties au penchant des collines, ou dérobées au fond des vallées, les cases espacées le long du fleuve égayent le panorama qui se déroule devant l’Alecton à son rapide passage.

C’est d’abord la case de la mère Lindor, une des célébrités de l’Oyapock, bonne vieille négresse, qui, affranchie dans sa jeunesse, a senti tout le bonheur de la liberté et a travaillé toute sa vie pour apporter ce bienfait au reste de sa famille. Ses dernières épargnes venaient d’être employées à ce noble usage quand le décret de 1848 est venu brutalement donner à tout esclave l’avantage que la patiente économie de la bonne femme avait procuré à quelques-uns. Aussi la mère