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Il ne s’ensuit pas de là que les serpents venimeux de la Guyane le soient à un degré moindre que ceux des Antilles. Le grage de la Guyane est le trigonocéphale de la Martinique et il est tout aussi dangereux. On l’appelle grage du nom de la râpe qui sert au Manioc et dont sa peau présente les rugosités.

Le serpent à sonnettes, le serpent corail, le serpent liane, le serpent perroquet, le serpent aye-aye, occupent la tête de liste parmi les plus redoutables.

Il ne faut pas croire cependant que toutes les fois qu’on est mordu par un de ces reptiles, il ne reste plus qu’à faire son acte de contrition, sans épuiser au préalable toutes les ressources de la thérapeutique.

L’intensité du virus est soumise à certaines conditions où se reconnaît l’influence des saisons, de l’état du reptile, de son âge et de ses passions. Il est des moments où les glandes distillent un poison foudroyant contre lequel toute science est impuissante. D’autres fois aussi la morsure ne présente pas un caractère aussi grave et le traitement pris à temps peut être mené à bonne fin.

Les indigènes possèdent-ils d’infaillibles spécifiques contre la piqûre des reptiles ? Les uns disent oui, les autres disent non, et des faits viennent à l’appui des deux opinions.

Un créole de mes amis me racontait comme souvenir d’enfance l’histoire d’une poule qui avait été mordue par un serpent grage. Non-seulement elle avait été mordue, mais le reptile l’avait déjà enlacée, et si bien qu’il lui avait cassé une aile. Un vieux nègre nommé Birabin, qui opérait peut-être in anima vili afin d’essayer la valeur de son remède, entreprit la guérison de la poule et y réussit. Il la sauva de ses deux blessures, dont l’une exigea l’amputation. Ce fut même un bonheur pour cette poule. En effet comme personne ne se souciait de manger un animal piqué par un serpent, elle fut indéfiniment respectée. Défendue ainsi de la broche et de


La montagne-d’Argent, à l’embouchure de l’Oyapock. — Dessin de Riou d’après M. Rodolphe.


la casserole, ces deux écueils de la vie des poules, la pauvre estropiée atteignit aux dernières limites de la vieillesse.

À Kourou, un transporté fut piqué par un serpent. Il fut soigné par un jeune praticien qui épuisa inutilement toute sa science. Le malade condamné par la Faculté fut livré à un nègre qui le sauva. À ce sujet le jeune esculape officiel reçut une verte réprimande d’un de ses chefs pour avoir permis à un empirique de se mêler de son service. Ô Molière, vieux philosophe, tu l’as dit : mieux vaut mourir d’après les règles que de se sauver contre les règles !

S’il y a dissidence sur l’efficacité des curatifs, la même incertitude existe sur la vertu des préservatifs. Puissants sur certaines constitutions qu’ils rendent réfractaires au virus, ils sont sans effet sur d’autres natures auxquelles ils peuvent inspirer une fatale confiance.

Ce qu’on nomme lavage pour le serpent, est une inoculation. Cette inoculation se fait aux deux chevilles et aux deux poignets. En même temps il faut boire un dégoûtant breuvage. La substance inoculée, les éléments du breuvage, secrets, mystère ! La cérémonie se fait avec étalage, mise en scène et pratiques superstitieuses. Il en résulte une fièvre ardente qui dure plusieurs jours ; mais quand vous êtes ainsi lavé, vous pouvez affronter tous les ophidiens des cinq parties du monde.

À Suzannendaal, habitation du consul de France dans la rivière de Surinam, il y avait un nègre qui se faisait une petite rente en lavant pour le serpent. Sa réputation était fort répandue. Je faillis me soumettre à son traitement, mais le breuvage me dégoûta.

Il m’a été raconté par un créole de Cayenne, qu’un de ses anciens esclaves, jeune noir robuste et bien bâti, travaillant au fossé du cimetière, trouva en terre un petit serpent corail, avec lequel il se mit à jouer. Aux observations de ses camarades, il répondit qu’il n’avait