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Le menu gibier se fait ordinairement mener dans un espace peu étendu ; mais la biche, le tapir et le pécari prennent souvent de grands partis et piquent droit devant eux ; parfois aussi les uns et les autres font des randonnées et reviennent au lancer ; mais tout cela est sans règle fixe, et quoique la connaissance des passages soit utile, on chasse pour ainsi dire à l’aventure.

Quand après une matinée fatigante on a tué quelques agoutis, un pack ou une biche, on entonne une joyeuse fanfare, et comme l’empereur Titus, on trouve qu’on n’a pas perdu sa journée. Quant à la mort d’un tapir, c’est un événement qui fait époque et qui jette un tison au feu sacré qui anime le vainqueur.

Résumons la chasse à la Guyane : Beaucoup de fatigue, peu de résultat. Ai-je clairement fait ressortir cette vérité ? Mon plaidoyer a-t-il bien servi la cause que j’avais prise en main ? Je voulais garer contre l’attrait de la chasse le nouveau débarqué à Cayenne. N’ai-je pas fait fausse route dans mes preuves à l’appui ? Eu tout cas je vais démasquer une dernière batterie, et si l’erreur que je veux combattre résiste à cette bordée, je me déclare à bout de ressources et laisserai l’incrédule courir à sa perte. Il est prévenu, j’ai fait mon devoir. Cet argument ad hominem qui constitue ma réserve, consiste à signaler trois derniers ennemis qui gardent les territoires de chasse : le vampire, la gymnote et le serpent.

Le vampire, alias spectre, perro-volador, est une grosse chauve-souris d’un brun sombre, presque noir, un peu plus clair sous le ventre. Il est très-commun aux bois de la Guyane et suce le sang des bestiaux et des hommes endormis. Son instinct lui indique l’endroit d’où le sang s’écoule le plus facilement. C’est derrière l’oreille qu’il pique les bestiaux. C’est aussi là, ou bien encore au gros orteil qu’il s’attaque à l’homme. Pendant la succion, il ne cesse d’agiter ses ailes, dont le mouvement produit une sorte de fraîcheur qui endort la douleur. Il ne s’interrompt que pour dégorger, puis il recommence.

Une nuit, que j’avais pendu mon hamac entre deux arbres, je fus ainsi piqué par un vampire.

J’éprouvais une sensation dont je ne pouvais me rendre compte : quelque chose comme un lourd cauchemar pendant lequel il me semblait que des ailes frôlaient mon visage. Je fis un effort instinctif de résistance contre cette agression que je regardais cependant comme l’effet d’un rêve, et je cachai ma tête sous mon drap. Il paraît que l’animal s’en prit alors à mon pied qui sortait nu du hamac. Quand je me réveillai le lendemain, je m’aperçus avec étonnement que le bout du hamac était couvert de sang. Je voulus me lever et c’est alors que je sentis la douleur et la faiblesse. La blessure était presque imperceptible ; on eût dit une piqûre d’épingle. Mais je ne pouvais m’appuyer sur ce pied et je fus plusieurs jours à me remettre.

Derrière l’oreille cela serait bien autrement dangereux. On pourrait passer du sommeil à la mort : To die, to sleep, mourir, dormir.

On rencontre souvent dans les pri-pris, ruisseaux et eaux douces, la gymnote, vulgairement appelée couleuvre ou anguille électrique, qui jouit des mêmes propriétés que la torpille. La torpille est un poisson de mer, cartilagineux et aplati, semblable à la raie.

La gymnote varie entre un et deux mètres de longueur ; on assure en avoir trouvé de plus longues, mais ce sont les géants de l’espèce. Le corps de cet animal est d’un bleu de plomb. Il n’a pas d’écailles, et la peau est gluante. Une nageoire pareille à la quille d’un vaisseau lui court tout le long du ventre, depuis la tête jusqu’à la queue. Les secousses électriques que donne la gymnote sont des plus violentes. L’eau transmet le choc engourdissant, et le fluide que cette anguille dirige à volonté lui sert de défense contre ses ennemis et d’attaque contre les animaux dont elle veut faire sa proie.

On dit que la colère augmente l’intensité de ses décharges ; mais elle s’épuise et a besoin d’un certain repos pour renouveler sa provision d’électricité. C’est le moment qu’on saisit pour s’en emparer ; sa chair est fort délicate et peut se manger impunément.

J’ai vu deux de ces anguilles chez M. Eyken-Sluyters à Surinam. Un de nos amis qui les toucha du bout de sa canne faillit être renversé.

D’après Milne-Edwards, l’appareil au moyen duquel elles produisent ce singulier effet, règne tout le long du dos et de la queue. Il se compose d’une infinité de lames membraneuses se croisant et formant par leur réunion de petites cellules prismatiques remplies d’une matière gélatineuse ; le tout est traversé par de gros nerfs.

Quand on traverse les marécages et qu’on passe à portée de ces anguilles électriques, on peut être frappé et renversé, et se noyer avant d avoir repris ses sens. C’est une preuve de plus pour démontrer l’imprudence qu’il a à s’aventurer seul dans un pays où la nature est toujours en état de guerre avec l’homme.

La Guyane renferme toutes les espèces de serpent, les plus venimeuses comme les plus inoffensives depuis le serpent corail, qui n’est parfois pas plus grand qu’un ver de terre, jusqu’au boa qui atteint d’énormes proportions.

Le serpent est partout, dans l’herbe et sous la pierre ; caché dans le tronc de l’arbre mort, pendu aux branches verdoyantes, brillant au soleil ou dérobé dans l’ombre. Avec l’habitude que l’on a de dormir fenêtres et portes ouvertes, le serpent a ses grandes et petites entrées dans les maisons. Vous pouvez l’avoir pour camarade de lit ou le trouver le matin dans vos pantoufles.

Heureusement que le nombre des reptiles venimeux est extrêmement restreint par rapport à la grande quantité de ceux qui ne le sont pas. Cependant dans le doute il est bon de ne pas s’abstenir et d’écraser quand on le peut la tête du serpent d’après les préceptes de l’Évangile.

La population restreinte répandue sur un territoire immense, le manque de publicité donnée aux accidents, le petit nombre de travailleurs employés au cultures, tout cela réuni fait croire que le nombre des sinistres est relativement moindre qu’à la Martinique.