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Le chien s’appelait Coquin. Le cheval se nommait Espion. Quant au gendarme, j’ai oublié son nom.

Coquin était un excellent chien, Espion un affreux cheval. Toutefois il marchait d’un pas relevé assez rapide.

Le brigadier suivait sans perdre une semelle. C’était un Alsacien à physionomie énergique, mais pleine de douceur en dépit de sa moustache rousse. Grand, vigoureux, il offrait un vrai type de soldat, brave et loyal. Il boitait légèrement ; mais malgré cette infirmité, il ne se laissait pas distancer par Espion. On voyait qu’il avait l’habitude des longues étapes.

Au bout de deux heures nous étions arrivés. On remisa Espion chez un nègre nommé Zagala. Un quart d’heure après nous étions en chasse. Mes débuts furent brillants. Je fis coup double au premier arrêt de Coquin. Deux bécasses tuées ainsi me valurent l’estime de mon compagnon. Je continuai avec un égal succès ; les dieux étaient pour moi. Le brigadier tirait beaucoup mieux, mais je tirais plus souvent. Le résultat était à mon avantage. En trois heures de chasse nous avions abattu quinze bécasses, dix bécassines et huit râles.

La chasse ne fut interrompue que par quelques-unes de ces averses torrentielles comme il en tombe à la Guyane. Nous les recevions stoïquement, abrités par nos chapeaux ; mais après ces nuages, le soleil semblait acquérir des feux plus ardents ; à dix heures la savane devenait une fournaise. Nous fîmes une prudente retraite.

La case du nègre Zagala a la prétention d’être un rendez-vous de chasse. Quand on y apporte tout, on peut s’y procurer le reste. Si on se munit d’un hamac, d’une moustiquaire, de provisions liquides et solides, c’est une hôtellerie où rien ne manque. J’avais été heureusement prévenu et nous pûmes satisfaire notre faim et notre soif. Puis j’allumai un cigare, le brigadier bourra sa pipe et nous devisâmes familièrement.

« Par quel hasard êtes-vous venu à la Guyane ? dis-je à mon compagnon.

— Mon capitaine, j’ai la passion de la chasse, j’ai permuté dans la gendarmerie coloniale pour pouvoir chasser. Car en France cette distraction nous est interdite. Puis, voyez-vous, j’aurais été un mauvais gendarme pour les braconniers.

— Vous voulez dire un bon gendarme.

— Bon ou mauvais gendarme, j’aurais eu trop de sympathie pour les délits de chasse. Donc pour ne pas manquer au devoir, je suis passé aux colonies. Ici du moins je puis tirer un pauvre coup de fusil et n’ai pas de procès-verbal à dresser contre les délinquants.

— C’est à la guerre que vous avez été blessé ?

— Non, c’est à la chasse. Ici même, il y a un an, j’ai failli être dévoré par un serpent…

— Par un serpent !

— Je suis solidement bâti, n’est-ce pas ? Je ne crains pas un homme, j’ai fait mes preuves. Si j’avais trouvé le Rongou, je l’aurais arrêté, aussi vrai que j’avale ce verre de vin ; eh bien ! quand je pense au danger que j’ai couru, j’ai une sueur froide.

— C’était un boa, alors ?

— À ce qu’il paraît. Ils appellent ça, ici, des couleuvres. Voici la chose. Sur la droite de la savane où nous avons chassé, il y a des pri-pris remplis de canards ; mais dans le jour ces diables d’oiseaux se tiennent au milieu ; pas moyen d’y arriver, on s’y noierait dans la vase. Ce n’est qu’au petit jour qu’ils se tiennent au bord. J’avais une envie terrible de tuer un canard ; j’arrivai de grand matin près du pri-pri, j’entrai dans l’eau jusqu’au jarret, le doigt sur la gâchette, j’attendais que les premières lueurs du jour me montrassent les oiseaux que j’entendais tout autour de moi.

Tout à coup je me sentis saisir brusquement à l’épaule… Je tournai la tête et je vis, à deux pouces de mon visage, la gueule d’un énorme serpent. Un mouvement de côté me dégagea de la bête qui m’arracha un morceau de ma chemise de laine.

— Vous dûtes avoir une fière peur ?

— Je n’avais pas le temps d’avoir peur, il fallait agir. La couleuvre, après m’avoir manqué un premier coup, me ressauta dessus. Cette fois elle me prit à la cuisse. Ses dents m’entrèrent dans la chair et me causèrent une affreuse douleur ; je sentais ma cuisse serrée comme dans un étau. Je ne perdis cependant pas courage ; avec la crosse de mon fusil, je frappai tellement la tête de la couleuvre qu’elle lâcha encore prise. Elle prit alors du champ pour m’attaquer de nouveau et m’enlacer dans ses anneaux. Heureusement je ne lui en laissai pas le temps : d’une seule main, vu le peu de distance qui nous séparait, je lui lâchai mes deux coups de fusil ; elle tomba mortellement frappée. Quant à moi, je fis quelques pas et sortis du pri-pri. J’ignorais si mon ennemi était mort. Je cherchai à fuir, mais les forces me trahirent, je tombai évanoui. Combien de temps restai-je ainsi ? je l’ignore ; mais quand je revins à moi, le soleil était déjà bien haut à l’horizon. Ma blessure me faisait affreusement souffrir. Je rassemblai tout mon courage, et moitié marchant, moitié rampant, j’arrivai le soir chez Zagala. De là on me porta à l’hôpital. J’y restai six semaines, j’eus la fièvre, le délire, tout le tremblement, on faillit me couper la jambe ; finalement je guéris, mais je suis resté un peu boiteux.

— Et la couleuvre ?

— Quand je sortis de l’hôpital, je retournai au pri-pri, ; mais les fourmis et les urubus avaient déchiqueté le corps, il ne restait que l’épine dorsale. Elle avait vingt-quatre pieds de longueur.

— Quelle couleuvre ! Ne m’en contez-vous point, brigadier ? Ne l’auriez-vous pas mesurée approximativement ?

— Le passeur de la pointe m’a assuré qu’il y en avait de trente et de quarante pieds.

— Et vous n’avez pas renoncé à la chasse ?

— À la chasse aux canards : oui, et encore… La chasse, voyez-vous ; quand on a cette passion, on n’en guérit pas, c’est dans le sang. Qui a bu, boira.

— Brigadier, lui dis-je du fond du cœur, brigadier, vous avez raison. »