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Par surcroît de prudence, j’avais emmené deux de mes chiens, Black et Faraud. Black était un ravissant petit animal, un vrai bichon de marquise, joli comme l’Amour, mais brave comme Achille. Quant à Faraud, c’était un énorme mâtin, semi-couchant, semi-courant espèce d’enfant d’arlequin croisé de toute race, aussi bon que laid, et capable de lutter avec tous les monstres des Guyanes.

Les hommes qui nous servaient de guides dans cette expédition ne nous avaient pas trompés. À mesure que nous approchions de l’endroit signalé, nous remarquions avec surprise une énorme quantité d’oiseaux à demi dévorés qui séchaient au soleil. La bête féroce s’était conduite à la façon des Attila et des Tamerlan ; des morts marquaient son passage et jalonnaient sa route.

Enfin nous arrivons au repaire. Par suite des infiltrations pluviales, des masses granitiques éboulées avaient chevauché les unes sur les autres et formaient une sorte de grotte dont l’entrée irrégulière, tapissée de plantes épineuses, mesurait un mètre sur sa plus grande largeur. La profondeur était inconnue, mais effectivement on y voyait briller deux lueurs pareilles à des charbons ardents.

Black fut le premier qui se précipita dans cet antre sauvage ; mais il en sortit plus vite qu’il n’y était entré ; une longue balafre lui ensanglantait la poitrine et il gémissait


Le rocher du Connétable. — Dessin de Riou d’après un croquis de M. Bouyer.


douloureusement. Faraud entra en lice à son tour ; alors ce fut dans l’intérieur de la caverne un effroyable tumulte accompagné d’aboiements et de cris furieux. La main sur nos armes, nous attendions le moment d’agir et de prêter assistance à mon brave chien.

Tout à coup la lutte changea de théâtre. Faraud et son adversaire, enlacés l’un à l’autre vinrent tomber au milieu de nous. Alors tout fut expliqué. Ce monstre inconnu, c’était Mégère. Cramponnée aux flancs de Faraud, elle le mordait affreusement à la gorge. Le pauvre chien faisait de vains efforts pour s’en débarrasser et se roulait sur elle sans pouvoir lui faire lâcher prise.

Je ne sais ce qui serait advenu si nous ne nous en étions mêlés. Deux matelots se dépouillèrent de leurs chemises de laine et les jetèrent sur Mégère, que nous parvînmes à maîtriser, à empaqueter et à mettre dans l’impuissance de nuire. Alors nous pénétrâmes dans la grotte. Ce que la jeune tigresse avait immolé d’oiseaux était prodigieux. Elle avait tué, tué, toujours tué pour le plaisir de tuer ; elle avait bu le sang, elle avait joui de l’agonie, elle s’était fait une litière de victimes.

Je n’ose fixer le chiffre de ces victimes, tremblant de faire suspecter ma véracité d’historien. Mais jamais tête couronnée, dans ces faciles égorgements qu’on appelle chasses royales, n’a fourni un pareil chiffre à la statistique dressée par les courtisans.