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taines de commerce m’ont assuré que leur coup de canon avait toujours porté.

Ces capitaines étaient de Bordeaux.

En 1863 on forma le projet d’établir sur le Connétable un phare d’une incontestable utilité. L’Alecton eut la mission d’y conduire l’ingénieur et les ouvriers chargés d’étudier la question et de commencer le travail.

La mer déferle sur la partie nord de l’Îlet, mais la partie sud-ouest est accessible en temps ordinaire. On mouille à petite distance de terre. La déclivité du rocher paraît plus rapide qu’elle ne l’est en réalité. Nombre d’officiers et de matelots tentèrent l’ascension par divers points et y réussirent sans trop de difficulté.

Mais à mesure qu’ils gravissaient l’escarpement avec l’allure bruyante d’écoliers en récréation, ils devenaient de vrais trouble-fête pour des familles emplumées qui protestaient par leurs cris contre cette violation de leur domicile.

Aussi nos marins, dans leur envahissement indiscret, trébuchaient contre des nids, marchaient sur des œufs et écrasaient des couvées. On sait la difficulté qu’éprouvent en général les oiseaux de mer à s’enlever de terre. La fuite leur est tout d’abord interdite ; ils font quelques pas en chancelant comme des gens ivres, et ne peuvent détendre les ressorts de leurs ailes.

On commença par courir sus à ces pauvres palmipèdes, puis l’instinct sauvage de la destruction se mêlant de la partie, on en fit un grand carnage. Les cannes et les bâtons devinrent des armes pour ce massacre d’innocents, et le canot revint à bord chargé des trophées de cette victoire facile, représentés par deux paniers pleins d’œufs, et par une soixantaine d’oiseaux petits et grands, morts et vivants.

Cette capture profita peu aux chasseurs. Les œufs étaient tous couvés ; quant aux oiseaux, malgré la précaution qu’on prit de les écorcher avant de les cuire, leur chair était si coriace, elle avait un goût d’huile si prononcé, que les matelots renoncèrent à ce mets déplaisant. Or il fallait que cette chair fût bien foncièrement détestable pour être rebutée par des gastronomes qui considèrent le requin et le marsouin comme appétissant extra.

Mégere se montra moins difficile. Elle n’avait pas été oubliée dans la distribution. Sa part mesurée généreusement se composait de quatre ou cinq oiseaux qu’on mit dans sa cage en dépit de leur résistance. À la vue de cette proie vivante, un frisson voluptueux courut par tout le corps de la bête fauve ; ses pupilles se dilatèrent démesurément, elle se rua sur ses victimes et les tua les unes après les autres en broyant leurs crânes sous sa dent cruelle. Puis, les pattes posées sur ces corps palpitants, elle sembla défier de les lui ravir. À ceux qui faisaient mine d’approcher, elle répondait par un grondement si sauvage, par un rictus si formidable, par une faccia faroucha si complète, que nul n’osait s’exposer à un coup de griffe ou de dent pour le simple plaisir de plaisanter avec une bête d’un aussi mauvais caractère.

Alors Mégère se mit à dévorer son gibier, non sans prendre le soin de le plumer, ce qu’elle faisait avec des mouvements saccadés et nerveux.

Puis repue, mais non assouvie, elle s’étira avec complaisance, appuya son mufle, sur ses pattes, lécha ses ongles ensanglantés et parut se complaire dans les impressions d’un haut sensualisme, dressant parfois l’oreille aux cris lointains des oiseaux qui regagnaient pour la nuit leurs retraites si odieusement troublées dans cette journée fatale.

Le lendemain matin, la cage de Mégère était vide ; Mégère avait disparu.

L’ouvrier qui avait construit cette cage avait agi à l’imitation de certains parents qui commandent des vêtements un peu amples pour leurs enfants dans l’espoir que ces enfants grandiront. Les barreaux étaient trop espacés, et avec cette faculté qu’a la race féline de s’allonger et de s’aplatir, Mégère avait réussi à se glisser entre deux lattes de fer. On eut beau la chercher dans tous les coins du navire, elle fut introuvable. Je crus qu’elle s’était noyée et je fus peu sensible à sa perte ; ses mauvaises qualités m’effrayaient sur son avenir. Elle ne laissait pas de bons souvenirs, elle fut promptement oubliée.

Cependant l’Alecton continua sa route. Quelques jours après nous revînmes près du Connétable ; il s’agissait de reprendre des outils laissés au premier voyage. Les trois hommes envoyés à terre dans ce but, revinrent à bord tout effrayés. Ils avaient trouvé une caverne entourée de carcasses d’oiseaux et au fond de cette caverne brillaient deux yeux qui devaient appartenir à un effroyable monstre. Je n’ai tué aucune hydre de ma vie ; je n’ai accompli aucun de ces travaux qui mirent Hercule et Thésée au rang des demi-dieux, je résolus d’acquérir des droits à la reconnaissance de mes concitoyens en purgeant l’île de ce monstre inconnu.

Les officiers s’associèrent joyeusement à l’expédition. Pendant le trajet les suppositions allaient leur train. C’était peut-être un descendant du Dragon qui désola l’île de Rhodes.

Ou le fils du serpent qui arrêta l’armée de Régulus. R… raconta l’histoire de l’Orque et de la belle Angélique exposée dans l’ile d’Ebude. Il déclara qu’il lui importait peu de rencontrer l’Orque, mais qu’il délivrerait volontiers la belle Angélique. Un aspirant de marine fut du même avis.

E… narra l’histoire d’un lièvre enragé qui désola pendant plusieurs mois les environs d’Hyères et les bords du Gapo, et arrêta la récolte du chêne-liége.

Le docteur déclama le récit de Théramène.

Le commissaire, avec la pointe de son canif, fit des croix sur les balles de son fusil.

Toutefois, comme la Guyane est terre de monstres, qu’elle en a beaucoup de connus et quelques-uns d’inédits, comme plusieurs des suppositions pouvaient se réaliser, j’avais pris toutes les précautions exigées par la circonstance. Les fusils et les revolvers étaient bien chargés, et plusieurs matelots nous accompagnaient armés du classique sabre d’abordage.