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bon principe, et je pense qu’il en doit être de la beauté morale comme de la beauté physique. Or, ne voit-on pas tous les jours de ravissantes têtes d’enfants faire contraste avec la laideur des parents ? et les mathématiciens ne nous prouvent-ils pas que moins multiplié par moins donne plus au produit ? et les fumiers les plus immondes, ne sont-ils pas en possession de nourrir et d’amener à bien les plus délicates des fleurs et les plus savoureux des fruits ?

Parmi les soixante ménages, établis actuellement aux environs de Saint-Laurent, il y a eu déjà un premier produit. Quelques-uns en sont même à la seconde édition. Ces enfants ne laissent rien à désirer sous le rapport de la constitution physique ; espérons que leur moral n’aura pas trop à souffrir de l’influence du péché originel.

La ration de vivres journaliers est accordée aux concessionnaires et à leur famille pendant deux ans. On sera peut-être obligé de prolonger cette faveur une année en plus ; mais à partir de cette époque, ils doivent se suffire à eux-mêmes.

La ration accordée aux enfants varie suivant l’âge de ces petites créatures. Cette demi-mesure n’était pas admise volontiers par une mère qui, douée d’un vigoureux appétit, comptait bien le satisfaire sur la part de son nouveau-né. Sa réclamation auprès du commissaire fut acerbe.

« Nous remplissons nos devoirs, dit cette femme en colère, et le gouvernement ne remplit pas les siens. On nous envoie ici pour peupler, nous peuplons, et on ne donne pas la ration à nos petits. Eh bien ! nous ne peuplerons plus. »

La terrible menace de cette mère exaspérée ne s’est pas accomplie. On continue à peupler et dans de belles proportions. L’arrivée de tous ces enfants est saluée avec joie, plusieurs officiers ont accepté de les tenir sur les fonts baptismaux, et remplissent avec conscience leur rôle de parrains.

Quelques-uns de ces petits innocents ont eu, comme Cendrillon, le bonheur d’avoir une bonne fée pour marraine. La générosité et la voix d’un excellent cœur sont aussi des baguettes magiques. Celles-là font également des miracles.

Donnez afin que Dieu qui dote les familles
Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles.

Grande pensée de notre grand poëte Victor Hugo ! J’ai souvent servi d’intermédiaire dans la distribution de ces bienfaits. J’ai vu les larmes de la reconnaissance couler des yeux de la mère quand j’étalais le joli trousseau dont la fée dotait sa filleule. Puissent-elles, suivant le vœu du poëte, appeler sur la jeune marraine de la petite Marguerite, les bénédictions d’en haut !

Parmi les femmes déportées au Maroni, il en est une qui n’a point voulu se marier, et qui, malgré son célibat, rend service à la colonie. Elle, porte un grand nom, et ses compagnes d’infortune l’appellent la Comtesse : Je ne la désignerai que par son prénom de Clémentine, pour ne pas réveiller la douleur endormie d’une famille malheureuse.

Aujourd’hui la comtesse vient de terminer sa peine. Condamnée sous l’ancienne loi, elle a droit de retourner en France, le fera-t-elle ? Restera-t-elle près de celles qu’elle nomme ses sœurs ? Donnera-t-elle le reste de sa vie à l’œuvre moralisatrice, voudra-t-elle terminer sa mission ? Ce serait pour moi la meilleure preuve de la sincérité de son repentir.

Les maisons des transportés concessionnaires sont uniformément bâties. Elles n’ont qu’un seul étage élevé au-dessus du sol d’un mètre et demi environ, et reposant sur des massifs en maçonnerie. Cette façon de rez-de-chaussée, ouverte à tous les vents, sert de magasin, et met l’étage supérieur à l’abri de l’humidité du sol détrempé par les pluies de l’hivernage.

Le logement est séparé en deux par une cloison en galettes. Dans la cour se trouve la cuisine, indépendante du corps de logis.

J’accompagnais un jour le gouverneur et M. Mélinon dans la visite faite à un de ces ménages. C’était un des plus anciens de la colonie, et par conséquent celui qui pouvait avoir le plus de bien-être.

Le mari était à l’abatis, la femme était seule. Une grande propreté régnait dans la maison. Sur un buffet en acajou, auquel il ne manquait que le vernis pour en faire un meuble de luxe, s’étalaient des assiettes en porcelaine anglaise, aux couleurs voyantes. Une table et quelques chaises formaient le reste du mobilier de cette pièce. Tout cela était l’ouvrage du mari, excellent ouvrier.

La chambre à coucher était garnie d’un lit et d’une armoire, en bois de couleur, et d’un berceau où dormait un bel enfant d’un an, qu’une moustiquaire de gaze mettait à l’abri des insectes.

Un christ avec un rameau bénit, un petit tableau de sainteté, naïvement enluminé, pendaient au mur. Tout respirait le bonheur et l’aisance. La femme avait cet air de satisfaction que donnent le contentement de soi-même et l’absence de soucis de l’avenir. On eût dit que la probité et la vertu étaient les hôtes du logis.

Le jardin était bien entretenu ; le maïs montrait ses longues feuilles et ses grains dorés, le bananier balançait son régime prêt à être cueilli, les giromons couraient sur le sol, les barbadines grimpaient aux treilles, le manioc avait sa place au potager, ainsi que les patates douces, les choux et la salade.

Une truie grognait à l’étable, un essaim de poulets et canards picoraient des grains dans la cour, et fouillaient la terre humide pour y chercher des insectes. C’était un vrai tableau champêtre, une idylle vivante et douce à contempler.

« Avez-vous quelques réclamations à faire ? dit le gouverneur à la femme.

— Non, monsieur le gouverneur.

— C’est bien ; l’on est content de vous. Continuez à vous conduire ainsi et vous rachèterez le passé. Soignez bien votre enfant. Il va bien ?

— Oui, grâce à Dieu, le pauvre chérubin. »