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de certains palmipèdes fourvoyés hors de l’élément liquide, et cette compression des membres inférieurs fait acquérir aux autres parties charnues du corps un développement excessif. Du reste, elles sont fort laides, ces dames sauvages. Si la nature embellit la beauté, il faut convenir qu’elle remplit quelquefois ses attributions d’une façon bien étrange. Il est vrai que je raisonne toujours sur la beauté d’après nos idées et nos habitudes européennes, et que j’oublie qu’on a soutenu que le beau comme le laid est affaire de convention.

Les femmes indiennes, ces pauvres esclaves de l’homme, sont exclusivement chargées d’extraire des pieds du mari les parasites incommodes. Pour ce faire, il faut toujours qu’elles soient munies d’épingles ou d’aiguilles ; mais où piquer ces aiguilles et ces épingles quand on porte, à peu de chose près, le costume de la déesse Vérité ? Leur embarras est le même que celui où se trouvait l’empereur Soulouque pour attacher l’étoile de l’honneur sur la poitrine de ses soldats.

Or, elles ont inventé un ingénieux moyen de résoudre la difficulté. Elles se percent la lèvre inférieure et logent, dans cet étui d’un nouveau genre, tout un paquet d’aiguilles, la pointe tournée vers le dehors.

À elles toutes les fatigues, à l’homme le repos. L’homme, c’est le maître, c’est le roi. La femme, ou plutôt les femmes, car la polygamie est une loi du monde sauvage, les femmes sont les servantes et les humbles esclaves, et elles acceptent cette condition inférieure avec abnégation. Certes, nos ménagères de France, celles qui portent le sceptre peu constitutionnel dans ce petit royaume dont le foyer domestique est la capitale, frémiraient d’une noble indignation devant le sort que la loi indienne fait à leurs sœurs déshéritées de cette partie de l’Amérique.

En ce moment suprême où le titre de mère donne à l’épouse des droits sacrés au respect et aux soins du mari, il se joue dans les ménages indiens une singulière comédie.

Quand la femme accouche, c’est le mari qui se fait soigner et plaindre, c’est lui qui est le plus malade. Aussitôt après sa délivrance en laquelle elle n’a reçu les bons offices de personne, la femme va baigner son nouveau-né dans le fleuve et s’y plonge elle-même ; puis elle revient près du mari qui s’est couché dans le hamac où il geint et paresse pendant une dizaine de jours.

« Qu’avez-vous donc, compère ?

— Tu ne vois pas ? Je suis malade, j’ai eu un enfant. »

Ce serait risible, si ce n’était odieux.


Pénitenciers et concessions sur le Maroni. — Les grands bois, leur exploitation et leurs dangers.

Depuis les Hattes jusqu’à Saint-Laurent, c’est-à-dire pendant une vingtaine de milles, il n’y a aucun établissement sur la rive française du fleuve. On passe successivement devant la Crique Lamentin, la Crique à la Vache, seul passage un peu dangereux, et enfin la Crique Maïpouri. Maïpouri est un mot indien qui veut dire grand. Le tapir est appelé maïpouri, parce que c’est le plus grand des animaux de la Guyanne ; l’ananas maïpouri pèse jusqu’à dix kilogrammes.

Cependant l’Alecton a annoncé son arrivée par un coup de canon que répercutent les échos. Un quart d’heure après, il jette l’ancre devant Saint-Laurent, à deux cents mètres d’un pont qui sera prolongé et pourra servir au déchargement direct des navires de moyen tonnage.

Saint-Laurent, le pénitencier agricole, la capitale, le chef-lieu futur de la Guyane de la transportation, le berceau d’une société régénérée par le travail, se présente à l’œil sous un jour des plus avantageux. On sent qu’il y a là tous les éléments d’une grande ville. De 1857 à 1863, c’est-à-dire en six années, un grand résultat a été obtenu. Le temps a été bien employé et l’on arrive à la période heureuse où l’idée, sortie des difficultés de la conception et des langes de l’enfance, se développe sans contrainte et marche d’une allure plus décidée dans une voie rectifiée par l’expérience.

On avait fait du provisoire, maintenant on confirme ; on avait fait des cabanes, on les convertit en édifices durables. Il y avait eu de l’hésitation sur la conduite à tenir vis-à-vis des concessionnaires de diverses catégories ; ces hésitations ont disparu devant un système uniforme basé sur une étude plus approfondie de la question. Le choix des cultures les mieux appropriées au sol et les plus avantageuses aux colons, amenait certaines dissidences ; aujourd’hui l’opinion paraît également fixée sur ce sujet. En un mot, tous les problèmes proposés semblent marcher vers leur solution.

Il y a à Saint-Laurent deux classes distinctes de transportés, les transportés concessionnaires et les transportés employés aux travaux publics ; c’est parmi les seconds qu’on choisit les premiers ; c’est un stage pendant lequel les bons sujets obtiennent de l’avancement en récompense de leur sage conduite. Les transportés dont le travail est dû à l’État sont occupés aux corvées intérieures du pénitencier et à l’exploitation des bois pour le compte du gouvernement. En dehors de ce service auquel ils sont astreints, il leur est accordé des heures de liberté, et le produit du travail accompli pendant ce laps de temps leur est attribué en entier. Le Maroni est tellement riche en bois de constructions à portée des cours d’eau, que l’on peut facilement, avec les moyens actuels, en fournir annuellement à la marine pour plus de cinq cent mille francs.

Les transportés concessionnaires s’occupent également de l’exploitation des bois ; mais alors ce sont de vrais fournisseurs dont les produits sont tarifés. L’État se fait acquéreur, mais n’entrave aucunement l’essor des transactions commerciales.

Il y a deux sortes de concessions : la concession urbaine et la concession suburbaine ; les terrains de la première serviront d’assise à la ville avenir, ceux de la seconde formeront le territoire de la banlieue. La ville sera le foyer industriel où se réuniront en corps de population compacte les gens de métier et tous ceux qui