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quant par instinct aux endroits les plus sensibles, aux yeux, aux lèvres, entrant dans la barbe, dans la chevelure et causant de cuisantes douleurs.

Les nègres en ont une peur extrême, et la manière légère dont ils sont vêtus explique du reste cette terreur.

Tout insociables que semblent ces mouches, on dit cependant qu’elles sont susceptibles de reconnaissance. Quand elles ont fait élection de domicile auprès d’une maison, elles semblent vouloir payer l’hospitalité par leur respect pour les habitants qu’elles savent reconnaître et qui peuvent circuler impunément autour de leur ruche, mais elles ne sont pas aussi aimables pour les étrangers.

Ce fait, certifié par divers voyageurs, a été exploité par les romanciers avec un plein succès ; mais s’il peut être mis en doute, on ne peut révoquer le commerce d’amitié qui se fait entre ces mouches et les Cassiques.

Essaim de mouches et compagnie d’oiseaux logent donc souvent au même arbre. Une sorte d’accord mutuel et de pacte de famille s’établit entre les deux sociétés. Les ennemis de l’une sont les ennemis de l’autre, et les deux petites républiques vivent en bonne intelligence et se sauvegardent mutuellement.

Cet incident avait fort égayé l’équipage ; quant aux héros de cette malencontreuse expédition, ils revenaient tout honteux, les yeux et les lèvres rouges et gonflées, mais prenant mal leur mésaventure et les rires qui les accueillirent à leur arrivée à bord, pour venger leur honneur compromis par des mouches, ils offrirent une partie de coups de poing contre le premier tenant.

Le premier établissement qu’on aperçoit, surmonté du drapeau tricolore, est celui des Hattes, situé à l’embouchure du fleuve. Il y a là une centaine de têtes de bétail qui paissent des savanes qu’on s’occupe à drainer aujourd’hui. Deux à trois cents repris de justice sont employés à ce travail. On compte aussi quelques concessionnaires qui exploitent les bois et débitent en bardeaux l’arbre nommé ouapa. On appelle bardeaux ces lames de bois qui remplacent les ardoises pour la couverture des maisons.

Le séjour des Hattes n’est pas très-sain. Ces lieux marécageux exhalent des miasmes fiévreux et donnent naissance à des nuées de moustiques qui tourmentent les transportés de nuit et de jour. De plus, cette plage sablonneuse, qui s’étend devant le pénitencier, dégage un calorique énorme et une réverbération funeste. On trouve en abondance, à mer basse, ces cailloux roulés nommés diamants de Sinnamary, et qui, taillés et montés, forment d’assez jolies parures. C’est du quartz hyalin incolore, médiocrement doué de la double réfraction.

On y rencontre aussi beaucoup d’oiseaux de marais. Le quinquin, sorte de vanneau dont le nom est l’harmonie imitative de son cri habituel, les râles d’eau, les canards les fréquentent en bandes nombreuses. On y voit aussi le kamitchi, sorte de grand héron, dont les ailes sont armées d’un fort éperon.

Dans les flaques d’eau et dans les ruisseaux se trouve ce singulier poisson qu’on nomme atipa, qui est revêtu d’une cuirasse à mailles mobiles, tout comme un chevalier du moyen âge. Cette armure défensive lui a été donnée, sans nul doute, pour repousser la dent des caïmans qui fréquentent les mêmes parages. La chance de rencontrer un de ces sauriens importuns est un des dangers de la pêche de l’atipa dont la chair est fort estimée des gourmets. Il n’est pas rare, en fouillant les trous boueux où se réfugie ce poisson revêtu de plaques comme un monitor, de mettre la main sur un caïman qui, quoique petit de taille, n’en a pas moins la mâchoire garnie d’une formidable défense.

Les tortues sont extrêmement communes dans le Maroni et forment une grande ressource pour les tables. Elles sont de taille moyenne et de diverses espèces.

La plus curieuse des tortues de la Guyane habite les environs du Ouanary et de la montagne d’Argent. Les noirs la nomment tortue mata-mata. Sa couleur est terreuse ; son dos est surmonté d’une double bosse longitudinale ; son cou, qui ne peut se loger dans la carapace, est démesurément long, aplati, couvert d’excroissances et se termine par une tête petite au nez pointu comme celui de la fouine ; mais, sous ce nez, s’ouvre une bouche énorme, fendue par delà les oreilles ; c’est un hideux animal dont le caractère, assure-t-on, n’est guère moins laid que la figure. Tapie dans la vase dont elle a la couleur sale, elle guette sa proie et mord indistinctement tout le monde. Li mauvais passé serpent, passé caïman, disent les nègres. C’est-à-dire que sa méchanceté dépasse celle du serpent et celle du caïman[1].

De tous les mots de la langue française, le mot tortue est peut-être celui que le nègre éprouve le plus de peine à prononcer. On connaît son aversion pour certaines consonnes, voire pour certaines voyelles. Mais ici les difficultés semblent insurmontables.

J’ai souvent essayé de faire épeler ce mot terrible à des nègres d’âge et de sexe différent, et je suis invariablement arrivé au même résultat. Ils nommaient victorieusement chaque lettre, chaque syllabe ; mais, pour eux, t, o, r, tor, t, u, e, tue, fait toujours toti ; et tortue de mer ou tortue de terre ne se prononceront jamais autrement que toti la mé, toti la té.

Ceci me rappelle l’histoire d’un brave matelot auquel on apprenait à lire.

Pour parler également à ses yeux et à son esprit, l’alphabet était illustré de dessins grossièrement enluminés. Au-dessus d’un navire à deux mâts, à une seule rangée de canons, était écrit le mot vaisseau.

Le marin épelait bien les huit lettres du mot vaisseau, mais la réunion de ces huit éléments se traduisait toujours par le mot brick, prononcé à haute et intelligible voix. En effet, un navire à deux mâts et à une seule batterie ne pouvait être un vaisseau.

Non loin des Hattes est un village de quelques huttes d’Indiens, habité par trois à quatre familles. Ils chas-

  1. Le Tour du monde, tom. XI, p. 316, a donné, d’après M. Paul Marcoy, une figure détaillée de cette chélyde.