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Puis, dès que le commerce arrivera à de certaines proportions, un service de remorqueurs sera établi.

Au premier abord, toutes les rivières des Guyanes se ressemblent jusqu’au moment où, remontant leur cours, on arrive au sous-sol rocheux et au grand-bois. C’est en allant vers le sud que cette transformation devient sensible ; c’est en approchant des sauts, ou cataractes, ou rapides, que la végétation des marécages fait place à ces arbres séculaires, dont le tissu ligneux, incorruptible, possède la dureté et la résistance des métaux.

Jusque-là c’est une bordure uniforme de palétuviers envahissant les eaux dans un chaos de branches, de feuilles et de racines. Pour un observateur attentif, il existe cependant encore quelques nuances dans cette végétation désordonnée. Les palétuviers appartiennent à deux espèces bien distinctes, qui sont les indices infaillibles de la nature des terrains.

Ainsi, le palétuvier rouge, risophora mangle, poussant ces racines ambitieuses qui étendent indéfiniment leurs arceaux, qui sortent du tronc, qui descendent des branches et se font arbre elles-mêmes, voilà l’indice de terres sulfureuses de médiocre qualité.

La seconde espèce de palétuviers, le palétuvier blanc, avicenia, n’a pas les racines adventives du palétuvier rouge ; il pousse de petites radicelles verticales, formant sur ces terres noyées un tapis de haute laine. Cette espèce indique les bonnes bases, les terres propres à la culture ; commune dans les cours d’eau de la Guyane hollandaise, elle ne domine pas à l’embouchure du Maroni.

Ainsi que je l’ai dit, le chenal de la rivière est vers la rive française. La profondeur de l’eau permet aux navires de passer si près de terre que l’on frôle parfois le feuillage des arbres. Ce défilé rapide est des plus curieux.

Devant le bâtiment, fuient des bandes d’aigrettes blanches et bleues, qui donnent un coup d’aile pour se reposer un peu plus loin. L’oreille est assourdie par les cris des perroquets et des aras, au plumage éclatant, qui volent par couples à de grandes hauteurs, et vont se perdre dans les profondeurs du feuillage.

Quelquefois une biche qui faisait sa sieste au bord de l’eau, troublée dans son sommeil ou dans sa méditation par le bruit des roues du steamer, rentre tout effrayée dans le bois.

Des incidents de moindre importance sont encore pour moi matière à distractions. Un singe qui grimace à la fourche d’une maîtresse branche, un écureuil qui saute d’arbre en arbre, aussi rapide dans sa fuite que s’il avait pris les ailes de l’oiseau, un ramier qui roucoule à la cime d’un palétuvier, un pagani[1] qui plane en méditant un meurtre, un papillon à la robe de velours et d’azur, tout ce qui anime et peuple cette splendide verdure m’intéresse et captive mon attention.

De l’extrémité des branches de plusieurs arbres, se balancent, suspendus par un léger lien, des nids semblables pour la forme à d’énormes poires oblongues. À la partie supérieure se trouve l’entrée de ce berceau de famille, et la main qui pénètre par l’ouverture en atteint difficilement le fond. C’est une colonie aérienne d’oiseaux nommés Cassiques, de la grosseur d’un merle, et dont le plumage noir tranché de jaune est du plus bel effet. Leurs œufs sont blancs, tâchetés de noir. Le Cassique s’apprivoise facilement ; il a du reste cela de commun avec la plupart des bipèdes et quadrupèdes de cette partie de l’Amérique, où toutes les bêtes se familiarisent vite et viennent manger dans la main de l’homme pour peu que ce roi de la nature les autorise à ce laisser-aller plein d’abandon. Le Cassique siffle et parle comme le perroquet.

Un arbre tout couvert des nids de ces oiseaux se trouvait isolé de la grande terre et tout entouré d’eau, mettant ainsi une barrière liquide entre la petite colonie et les nombreuses espèces de rongeurs et de carnassiers, famille des renards et des chats, toujours friands des œufs et des petits des oiseaux. Cet arbre était du reste peu élevé, et l’on pouvait en un moment faire une ample récolte.

Dans les grandes circonstances, il y a toujours quelque écrou à serrer dans la machine d’un bâtiment à vapeur, je profitai donc de l’occasion pour stopper. On amena le petit youyou, trois hommes s’y embarquèrent et se dirigèrent vers les nids convoités.

Nous suivions de l’œil la manœuvre de nos hommes, dont les exploits étaient révélés par les cris des pères et mères, qui troublaient l’air de leurs gémissements à la façon de la plaintive Philomèle, quand, tout à coup, nous vîmes nos dénicheurs de merles porter vivement les mains à leur visage, se livrer à de singulières contorsions, puis finalement faire un plongeon dans la rivière à l’instar des grenouilles, rentrer dans le canot tout ruisselant d’eau et revenir précipitamment à bord.

Le mystère nous fut expliqué.

Les Cassiques n’habitaient pas seuls le palétuvier. Il servait également d’abri à un essaim de guêpes terribles, nommées mouches sans raison. Ces abeilles sauvages sont de plusieurs sortes. Leurs nids sont également suspendus aux branches. Ils sont aussi grands qu’une vessie de vache gonflée, ils en ont la forme et la couleur, mais sont d’un ovale moins parfait. Leur composition ressemble à du carton, d’où l’on a donné à ces mouches le nom de Cartonnières. Cependant l’essence de l’enveloppe du nid est plutôt à base argileuse qu’à base ligneuse. L’entrée de la ruche est au centre de la partie inférieure, les cellules sont disposées par couches horizontales.

On appelle ces mouches « sans raison » et voici pourquoi : c’est que sans provocation aucune elles attaquent l’homme, c’est que leur susceptibilité est extrême et qu’elles se croient toujours en droit de défense. Lorsque par inadvertance quelque passant franchit à pied ou à cheval les frontières qu’elles ont assignées arbitrairement à leur empire, elles sortent avec fureur de leur ruche et poursuivent leur ennemi à outrance, l’atta-

  1. Espèce d’épervier. Il y en a de deux sortes : le pagani brun et le noir.