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même, lui donnent un caractère de puissante originalité. Et ce caractère, si fortement empreint dans les hommes et dans les mœurs, se fait jour et parle de même aux yeux dans l’architecture siennoise. Dans les églises, dans les palais patriciens aussi bien que dans les maisons les plus modestes, vous retrouvez toujours ce type d’élégante beauté qui, tout en vous transportant d’emblée en plein moyen âge, vous avertit toujours que vous êtes à Sienne, et que vous ne pourriez pas éprouver les mêmes impressions ailleurs.

Par sa situation seule, la ville est une des plus pittoresques que je connaisse. D’abord, à cause de sa position élevée, elle jouit d’un horizon superbe ; puis, comme elle est bâtie à la fois sur des collines et à leur pied, elle présente une foule de petites rues qui, passant quelquefois l’une sur l’autre, descendent presque à plomb dans la vallée. Ces ruelles, qu’on ne peut descendre qu’au pas de course et qu’on appelle costarelle (petites côtes), sont pavées de briques enfoncées verticalement dans le sol les unes après les autres. Cette manière de pavage, qui donne au pied plus de prise, était autrefois celle de toutes les rues, maintenant dallées comme à Florence.

Soit que vous descendiez ces costarelle, soit que vous vous promeniez dans la partie haute de la ville, soit enfin que du fond des vallées votre regard suive les bâtiments alternés de jardins qui remontent en amphithéâtre jusqu’à la cathédrale ou à l’église de Saint-Dominique, vous avez toujours sous les yeux une scène des plus agréables et qui vous surprend à chaque pas par les changements imprévus de ses perspectives.

Il y a dans Sienne de belles promenades publiques, des places superbes ; mais les rues ne sont pas, en général, assez larges. Lorsque, après la vendange, les paysans portent aux propriétaires la récolte du vin, si vous rencontrez par hasard une de ces joyeuses processions, il vous faut vous ranger contre la muraille pour lui donner passage. La marche est ouverte par le fattore (régisseur), qui, solidement campé sur son cheval et coiffé de son chapeau de feutre à larges bords, s’avance au pas avec un air triomphant et digne. Ce respectable personnage, que M. Franchi[1] a bien voulu croquer d’après nature pour les lecteurs du Tour du monde (voy. page 32), se fait suivre par une file interminable de ces longs chariots siennois à deux roues, sur lesquels les barriques sont alignées l’une après l’autre et sur un seul plan., L’attelage se compose de petits bœufs blancs pleins de nerf et porteurs de cornes d’une dimension formidable, qui occupent à elles seules presque toute la rue. Je parle, bien entendu, des véritables rues, et non pas des costarelle.

Enfin, puisqu’il faut tout dire et afin qu’on ne prenne pas mes éloges pour une réclame, j’avouerai que Sienne pousse son originalité jusqu’à avoir des tremblements de terre à soi, exclusivement siennois, mais qu’on ne sent guère à peu de kilomètres de ses murs. Qu’on ne s’alarme pas trop cependant de cette révélation. Quoique ce phénomène se renouvelle assez fréquemment, il fait d’ordinaire plus de bruit que de mal, et tout se borne à la chute de quelques modestes tuyaux de cheminée. D’ailleurs le tremblement de terre du 26 mai 1798, qui a été entre tous le plus terrible et que les Siennois n’ont pas encore oublié, n’a pas dérangé d’un pouce cette belle tour del Mangia, si mince pourtant et si légère, que vous voyez s’élancer avec sa superbe élégance dans les airs comme une flèche (page 21).


II


Quelques lignes sur l’histoire politique de Sienne. — Origine. — La période gibeline. — Provenzano Salvani. — Farinata degli Uberti et les fuorusciti Florentins à Sienne. — Bataille de Monte-Aperti. — Conradin de Souabe. — Bataille de Colle et mort de Provenzano. — Les discordes civiles et l’influence étrangère. — L’empereur Charles IV. — La France et l’Espagne. — Siége et capitulation de Sienne.

En Italie, chaque ville a son histoire. C’est que, dans ce vieux pays de la liberté, chaque ville a été un centre politique, une capitale, je dirais presque une nation. Rome seule avait pu, pendant quelques siècles, en laissant toutefois beaucoup de liberté aux municipes, rassembler en un faisceau et sous l’autorité de son grand nom toutes les forces du pays. Mais quand la hache des barbares eut brisé la couronne des Césars, chaque municipe reprit sa personnalité jusque-là effacée et se développa lentement, eu couvant dans le silence, au milieu des luttes de l’Église et de l’empire, ce germe de liberté qui devait éclore tout à coup avec la constitution des communes.

Sienne a donc son histoire aussi bien, mieux peut-être qu’aucune autre ville italienne ; nous n’avons pas la prétention de la conter ici ; ce serait peut-être plus long qu’amusant. Cependant qu’on nous permette d’en dire quelques mots.

L’origine de Sienne est incertaine ; mais, très-probablement, elle a été bâtie par les Étrusques. Les premiers écrivains qui en parlent sont Tacite et Pline, qui la placent parmi les vingt-huit colonies existant en Italie du temps d’Auguste. En 303, la ville fut convertie au christianisme par Anicius Ansanus, héroïque jeune homme de la noble famille Anicia de Rome ; il en fut récompensé par d’affreux supplices et eut enfin la tête tranchée par ordre du proconsul Lysia.

Sous les Longobards, un Gastalde administrait la justice au nom du roi ; sous les Carlovingiens, la ville fut gouvernée par des comtes. Au commencement du douzième siècle, l’autorité de ces comtes s’était complétement effacée devant l’influence naissante des évêques. Presque en même temps paraît le gouvernement consulaire ; on trouve le nom d’un consul en 1125. Mais la forme du gouvernement n’est pas constante ; tantôt les consuls gouvernent seuls, tantôt avec le concours de l’évêque ; quelquefois l’un et les autres disparaissent devant l’autorité d’un seigneur ou recteur, tempérée par un conseil, comme en 1151. Après 1212, on ne parle plus de consuls.

  1. Ce jeune homme, l’élève chéri de M. Mussini, vient d’être nommé professeur de dessin dans l’Académie des beaux-arts.