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passe sa vie à fuir et parvient longtemps encore à braver la société, la justice et les lois. Certes, une impunité aussi prolongée ne fait pas honneur à l’habileté et à la vigueur de la police coloniale, pas plus qu’au talent des Indiens chercheurs de piste mis à sa poursuite. Un Rastreador des rives de la Plata eut promptement mené les agents de la justice jusqu’au gîte du criminel, et ce fut un hasard qui amena seul la capture du redoutable bandit et débarrassa la colonie du fléau qui la désolait.

Le 6 juin 1861, à deux heures et demie du matin, deux noirs, Tranquille et Anguilay, tous deux employés sur l’habitation La Folie, surprirent un homme s’introduisant dans la cuisine où il cherchait à s’emparer d’un tison ardent.

Se voyant découvert, cet homme chercha à s’enfuir ; le nègre Tranquille, pensant qu’il avait affaire à un malfaiteur, peut-être au Rongou lui-même, lui tira un coup de fusil à plomb qui, sans le renverser, l’arrêta cependant dans sa course. D’chimbo fait volte-face et, le sabre à la main s’avance vers Tranquille dans la résolution de le tuer. Anguilay vient au secours de son camarade, et D’chimbo, frappé d’un coup de crosse à la tête, d’un coup de sabre au bras, saisi au corps par deux hommes robustes et résolus, malgré sa force peu commune, malgré sa résistance désespérée, se vit enfin renversé et chargé de liens.

Alors il chercha à séduire ses vainqueurs en leur promettant de leur faire partager un trésor enfoui dans le bois et composé de pépites d’or qu’il avait dérobées aux mines de l’Approuague. Les deux noirs demeurèrent insensibles à cette rançon plus ou moins réelle qu’offrait le prisonnier, et le conduisirent devant le commissaire du quartier. En présence de ce magistrat, le bandit se nomma avec un farouche orgueil et déclara qu’il était le Rongou.

La nouvelle de cette importante capture circula avec la rapidité de l’éclair et répandit partout l’allégresse. C’était à qui féliciterait les deux braves dont l’énergie rendait au pays la confiance et le repos. Tranquille et Anguilay avaient bien mérité de la colonie, et les remercîments publics qui leur furent décernés, ainsi que la gratification de mille francs donnée à chacun d’eux, furent une juste récompense du service important qu’ils avaient rendu à la société.

Une foule immense assistait à l’entrée du Rongou en ville ; on voulait voir le célèbre malfaiteur, on voulait s’assurer que c’était bien le Rongou, cet égorgeur de femmes et d’enfants, cet ogre altéré de sang, ce démon caché sous une forme humaine. On craignait que le peuple ne se fît justice lui-même, n’arrachât le prisonnier des mains des gendarmes et ne le mît en pièces.

Il n’en fut rien. Sauf quelques cris, quelques imprécations, quelques injures, la foule, respectueuse envers la loi, confiante dans la justice, contint l’explosion de la colère que l’on sentait bouillonner en elle.

Le procès du Rongou fut mené avec toute l’activité possible. Le nombre des témoins était considérable, les chefs d’accusation nombreux, l’instruction criminelle fut des plus longues. Enfin la cause parut devant les assises de Cayenne.

D’chimbo, impassible et dédaigneux, ne nia aucun des crimes qui lui étaient imputés, et ne démentit les témoins que dans des détails insignifiants. Sa confrontation avec quelques témoins, entr’autres avec Julienne Cabassou, une de ses victimes, fut émouvante. À la vue du misérable, un frisson d’horreur sembla passer dans le corps de la jeune femme, et cette sensation gagna l’auditoire tout entier. Mais la déposition de Julienne fut faite avec dignité, sans récrimination et sans haine.

Interrogé sur le triple assassinat commis sur une autre femme nommée Marceline et sur ses enfants, D’chimbo dit qu’il a voulu l’entraîner dans le bois pour lui prendre quelques comestibles qu’elle portait dans son mouchoir ; que la mère et la petite fille s’obstinant à crier, il les a frappées pour les faire taire, et qu’il a fini par les tuer, la mère à coups de sabre, la petite fille en lui cognant la tête sur une roche. Quant à l’enfant à la mamelle, il n’a été frappé que des coups portés à la mère.

La défense d’un pareil scélérat était difficile. L’avocat dut se retrancher habilement derrière la nature sauvage du Rongou, ses instincts de brute que la civilisation n’avait pas épurés, la loi naturelle à laquelle il obéissait sans se rendre un compte exact du crime et de la vertu, de la propriété et du vol. Une simple question du président fit tomber cette adroite argumentation.

« Dans votre tribu, dit-il à l’accusé, l’homme qui tue, l’homme qui vole, que lui fait-on ?

— On le tue, » répondit franchement D’chimbo.

Il prononçait là sa propre condamnation.

Effectivement le Rongou fut condamné à mort, son pourvoi fut rejeté, le conseil privé déclara qu’il n’y avait pas lieu de recourir à la clémence de l’Empereur, et le coupable dut se préparer à mourir.

Le digne prêtre qui le visitait dans sa prison prétend qu’un rayon de repentir illumina ce cœur farouche. J’en doute. Quoiqu’il en soit, venu à pied au lieu du supplice, le Rongou a monté d’un pas ferme les degrés de l’échafaud, et a montré la plus suprême indifférence devant les apprêts de l’exécution. Peut-être s’attendait-il à mourir par la hache ou le glaive, et la vue de cette machine étrange ne disait rien à son esprit. Il regardait avec étonnement

…Ce créneau sanglant, étrange, redouté
Par où l’âme se penche et voit l’éternité.

Enfin un signal se fit entendre et la justice des hommes fut satisfaite.

En face de l’échafaud on avait fait mettre en rang toute la tribu des immigrants rongous. C’était une faute, car les crimes de D’chimbo lui étaient propres, ce n’étaient pas les crimes d’une race, et le nègre Anguilay, qui arrêta le bandit au risque de sa vie, était lui-même un Rongou.

Quant à la foule, elle fut muette et calme et ne trou-