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perdus. Or, qui dit terrain perdu, dit terrain boisé, formant un fouillis d’autant plus épais que ce n’est pas le grand bois. Dans le grand bois, les arbres de haute futaie interceptent le soleil ; la végétation inférieure est gênée dans son développement ; on peut circuler entre ces troncs séculaires, sinon facilement, du moins en brisant quelques obstacles, en élaguant quelques branches, en abattant quelques lianes parasites. Dans le taillis, au contraire, les plantes s’enchevêtrent au milieu des arbres à croissance rapide des terres basses et forment autour de leur tige d’inextricables réseaux.

Les habitations sont éparses çà et là. Le taillis les enserre, le taillis les borde, le taillis les limite. Pour communiquer de l’une à l’autre, on a pratiqué dans ce labyrinthe des sentiers étroits où l’on marche à la file indienne et qui serpentent entre deux murs de feuillage. Quelques grandes routes principales étendent leurs poudreux rubans, allant du chef-lieu à Bourda, à Baduel, à Montjoly, à Montabo ; mais le long de ces routes il y a peu de cases et d’habitations ; de grands espaces restent isolés, déserts, sans passages de piétons et de cavaliers, et de chaque côté se trouve le bois qui ouvre à la fuite d’impénétrables retraites.

De plus, l’usage des armes à feu est peu répandu dans les campagnes. Quoique le gibier à poil soit très-abondant, la chasse n’est ni une occupation, ni une industrie. C’est grâce à ce détail que le Rongou a pu échapper si longtemps à la vengeance des victimes de ses déprédations, alors que sa force herculéenne le faisait sortir vainqueur des luttes corps à corps.

Donc, servi par le décor du théâtre où il joue ses tragédies sanglantes, mon brigand est devenu un être légendaire, une sorte de bête du Gévaudan, unissant la férocité de l’animal à l’astuce de l’homme, déployant dans la perpétration de ses crimes une adresse étrange, une audace persistante et une cruauté inexorable.

On le voit, ce n’est pas un bandit à l’eau de rose, un bandit d’opéra comique. Il ne porte pas le chapeau enrubanné de fra Diovolo, sa ceinture ne se hérisse pas du classique arsenal de messieurs les gentilshommes de grande route, et vous ne trouverez en lui ni les délicatesses ni les contrastes qui se rencontrent parfois dans l’histoire des coquins célèbres : c’est un criminel tout d’une pièce.

Il est nu jusqu’à la ceinture. Son torse noir et athlétique exhibe de nombreuses cicatrices et d’étranges tatouages. Les épines de la forêt et les balles ont déchiqueté ce sombre épiderme. Il est de petite taille, son buste et ses bras sont démesurément longs, ses jambes courtes. Sa tête petite s’appuie sur un cou de taureau. Ses dents de devant limées, d’après la coutume de sa race, donnent à sa physionomie un cachet de férocité inouïe. Il ressemble au Djina, à ce gorille colossal, dont il est le compatriote, et dont il a en partage la force redoutable et les appétits sensuels. Sa main droite est armée d’un sabre d’abattis, à lame forte, large, pesante, emmanchée dans un grossier morceau de bois. Quelquefois ce sabre est passé sans fourreau à sa ceinture, et le bandit porte sur l’épaule une énorme barre de fer, et manie comme une simple baguette cette pesante massue.

Chose étrange ! les bras musculeux de cet hercule africain se terminent par des mains d’enfant. Ses jambes, pareilles à des piliers, reposent sur des pieds qui feraient l’envie d’une jeune fille. Ces mains s’attachent par des poignets, ces pieds par des chevilles d’une finesse extrême.

En présence de cette espèce de minotaure, en face de cet emblème de la force brutale, l’homme le plus brave se sent un secret effroi, l’on comprend l’empire des muscles et du bisseps aux époques barbares, et l’on conçoit la terreur qui doit planer sur un pays, quand, doué de pareils avantages physiques, un semblable monstre déclare la guerre à la société, et se livre sans frein à sa nature farouche, cynique et implacable.

Ce fut un bien malheureux enrôlement que fit, dans la personne de D’chimbo, le recrutement opéré à la côte occidentale d’Afrique, en juillet 1858. Il est clair que si l’on eût consulté le chapitre des renseignements, on eût été édifié sur le compte de l’émigrant. De semblables natures se trahissent dès l’enfance, et leurs premiers pas dans la vie font pressentir l’avenir.

Arrivé à la Guyane le 26 septembre 1858, il fut employé à l’exploitation aurifère de l’Appronague, où il ne tarda pas à signaler son caractère malfaisant. Les moyens disciplinaires ayant été épuisés sans qu’on parvînt à dompter cette nature rebelle, on dut faire intervenir l’action plus sévère de la justice. Traduit devant la cour impériale, chambre correctionnelle, il fut condamné, par arrêt du 10 décembre 1859, à trois mois d’emprisonnement et à cinq ans de surveillance de la haute police, pour voies de fait, vol et vagabondage.

C’est pendant la durée de cette peine que D’chimbo, s’étant évadé, se réfugia dans l’île de Cayenne, et, jetant le gant à la civilisation qui l’avait puni, commença une vie de meurtres, et de brigandage.

Du jour où le bandit eut renoncé à la vie sociale et au travail, le vol devint sa ressource unique et forcée. Les fruits sauvages sont une médiocre nourriture, et le temps que D’chimbo avait passé chez les civilisés l’avait initié à des recherches gastronomiques plus délicates. Aussi, afin d’approvisionner son garde-manger de volailles et autres comestibles, pour exercer plus facilement sa coupable industrie, il s’était construit dans les bois des carbets qu’il habitait successivement, les établissant de préférence dans des endroits de difficile accès, mais à proximité des chemins fréquentés et sous le vent de ces mêmes chemins, afin de mieux épier les passants, afin de les voir et de les entendre sans en être vu ni entendu lui-même. C’était généralement dans un rayon peu distant de cases et d’habitations isolées, bien pourvues de vivres et de provisions ; et il était fort commode pour le malfaiteur d’aller y faire des visites diurnes ou nocturnes, et de dévaliser ces demeures écartées, tout à fait à la portée de ses coups de main.

À partir de cette époque le Rongou, serré de près,