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heureusement ils ne se bornent pas là ; leur science en toxicologie est effrayante, et met entre leurs mains de redoutables secrets. La Voisin et la Brinvilliers trouveraient de dangereux professeurs dans la connaissance des poisons, parmi ces enfants de la nature qui n’ont pas besoin, pour leurs préparations mortelles, du laboratoire et des alambics du chimiste.

Pour empoisonner une arme, lance ou flèche, on en trempe la pointe dans un toxique, le curare par exemple, de façon à ce qu’elle s’en imprègne, surtout aux angles et aux encoches. Si le curare est trop sec, on le ramollit à la fumée ou de tout autre façon, ce qui est facile, attendu qu’il est soluble dans tout liquide.

La plus petite quantité de ce poison introduite dans les vaisseaux sanguins d’un animal de petite taille, le fait périr en moins d’une minute, sans douleur apparente, sauf quelques légères convulsions au moment de la mort.

L’homme et les gros animaux résistent davantage à l’action du poison, et la blessure peut ne pas être mortelle, suivant la quantité absorbée, la force du toxique, et la partie du corps qui est frappée.

Il est démontré que l’effet se manifeste sur le système circulatoire ; cependant, contrairement à l’opinion de la Condamine et de plusieurs savants américains, le physicien Fontana soutient que, pris intérieurement à certaine dose, ce poison est également mortel.

Mis sur la langue, il a une saveur extrêmement amère ; quant aux vapeurs de la fumée du curare, elles sont inoffensives, soit qu’on les flaire ou qu’on les respire.

M. de la Condamine s’était procuré des flèches empoisonnées. Il les garda trois ans avant de s’en servir, et le temps et la rouille avaient dû adoucir la puissance vénéneuse. Cependant l’expérience fut concluante. Une poule légèrement piquée mourut au bout de sept minutes. Une autre poule, piquée à l’aile avec une flèche nouvellement trempée dans le venin, s’assoupit au bout d’une minute ; les convulsions suivirent, et malgré le sucre qu’on lui fit avaler, elle expira. Enfin, une troisième poule, ayant été secourue par le même antidote, aussitôt après la piqûre, ne parut éprouver aucune incommodité.

Le sucre et le sel sont les contre-poisons indiqués, mais leur efficacité est fortement contestée.

Stedman raconte qu’une négresse de Berbice ayant été blessée légèrement par une de ces flèches, mourut à l’instant ; et que l’enfant qu’elle avait à la mamelle mourut aussi pour avoir pris le sein de sa mère, un moment après qu’elle eut été frappée : l’histoire peut être mise en doute.

Armée d’une aussi terrible puissance, la flèche n’a pas besoin de faire une profonde blessure. Pour tuer, il suffit qu’elle fasse couler le sang. Il suffit qu’elle se mette en contact avec le réseau véneux et artériel qui emporte rapidement le virus dans le torrent circulatoire, et il serait possible qu’une hémorragie abondante expulsât le principe avant son action malfaisante. La flèche la plus en usage n’a que quelques pouces de long. Elle se lance au moyen d’une sarbacane de six à sept pieds de longueur. L’extrémité de la flèche opposée à la pointe, est garnie d’une touffe de coton ou de soie végétale qui remplit exactement le tube. L’arme se charge par la culasse tout comme un fusil Lefaucheux, et les Indiens expulsent le projectile au moyen de leur haleine à une vingtaine de pas, avec assez de force et d’adresse.

Une chose remarquable, c’est que lorsqu’un singe est blessé par une arme ordinaire, il se cramponne souvent aux branches et y reste quelquefois même après la mort ; quand il est frappé par une flèche empoisonnée il se laisse tomber immédiatement à terre et ne cherche pas à fuir. En tous cas, le gibier abattu au moyen d’une arme empoisonnée peut être mangé impunément, et il n’est pas d’exemple que sa chair ait été malfaisante.

Lorsque les Indiens se servent de flèches ordinaires, qui ne sont munies d’aucune préparation vénéneuse, ils lancent leur projectile au moyen de l’arc. Les flèches ont alors trois à quatre pieds de longueur, et sont armées d’une pointe d’acier ou d’un os de poisson. Cette pointe est toujours barbelée, de façon à adhérer à la blessure, même quand le bois se casse, et à embarrasser le gibier dans sa fuite, si le coup n’est pas mortel. Les flèches sont garnies de plumes à leur autre extrémité.

Celles qui sont destinées au poisson sont munies d’une ficelle d’une certaine longueur, qui se termine par une bouée ou flotteur. Cela sert à reconnaître l’endroit où le poisson est allé mourir, et à le retirer hors de l’eau. Quelques flèches, au lieu de se terminer en pointe, ont une tête arrondie de la grosseur d’une châtaigne ; c’est pour étourdir, sans les blesser grièvement, les perroquets, les aras, les petits singes et autres petits animaux que l’on désire prendre vivants.

Aujourd’hui que les armes à feu sont plus répandues, l’usage des flèches, empoisonnées ou non, est moins général. Mais c’est encore le meilleur procédé pour la pêche de l’aïmara, qui est un superbe poisson d’eau courante, dont la chair participe de celles du saumon et du brochet. Perchés en sentinelles vigilantes sur les rochers des sauts ou cataractes, entre lesquels l’eau se précipite en bouillonnant, immobiles comme des statues de bronze, les Indiens guettent ces poissons à leur rapide passage, et les atteignent presque infailliblement.

Quelquefois l’Indien ne se donne pas le peine d’employer les armes de jet ; il répand dans les ruisseaux peu-profonds de l’écorce de bois de nekou, dont le poisson est très-friand, et qui a des propriétés narcotiques très-exaltées. Le poisson ivre mort flotte à la surface de l’eau, et il est facile de le prendre à la main.

Il ne faut pas croire, sur la foi de quelques voyageurs enthousiastes, que l’on trouvera des Guillaume-Tell dans tous les Indiens qui portent l’arc et la flèche. Le moyen âge a offert des archers beaucoup plus habiles, et les Indiens que j’ai vus à l’œuvre n’auraient remporté ni prix ni accessit dans les joutes des francs tireurs