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même le travail de l’agriculture, attendu qu’on peut utiliser les heures du soir et du matin, essayer même du travail de la nuit. Si enfin la constitution se trouve attaquée par le climat, il faut faire comme le géant Antée qui luttait avec Hercule, il faut aller toucher la terre de France pour y puiser de nouvelles forces afin de continuer le combat.

La traversée des îles du Salut à Cayenne se fait en quatre heures avec un bâtiment à vapeur de marche moyenne ; il faut refouler le courant qui porte toujours vers l’ouest, et qui à l’époque des Doucins est très-violent. On nomme Doucins ces envahissements de la mer par les eaux douces des rivières qu’ont grossies outre mesure les pluies de l’hivernage.

La zone des ouragans qui désolent les Antilles ne s’étend pas jusqu’à la Guyane. Les vents y soufflent généralement du nord-est à l’est, mais rarement avec violence. La mer épaisse, opaque, y est d’une couleur jaune qui, vers la côte anglaise, prend des tons de sépia ; ce ne sont plus les eaux bleues et limpides de l’Atlantique. Parfois on voit flotter des îlots de branches et d’herbes arrachées au rivage et sur lesquelles les oiseaux de mer fatigués trouvent un repos d’un instant.

Les côtes ne sont pas d’un abord facile ; les bancs s’étendent fort loin au large, et souvent, on ne voit que très-imparfaitement la terre, alors que le peu de profondeur de l’eau défend de s’en approcher davantage. La sonde devient alors le guide le plus infaillible et le meilleur pilote.

Il s’est produit depuis quelques années un singulier phénomène. Autrefois, si grand que fût le vent, il soulevait à peine ces eaux boueuses ; aujourd’hui, les dépôts des vases se sont solidifiés en plusieurs endroits et ont formé des bancs de vases dures qui gênent le mouvement de la mer.

Sur cette arène inégale et accidentée, les courants qui charrient le limon bourbeux des rivières luttent avec les lames de l’Atlantique, et de cette rencontre résultent des ressacs tumultueux qui se traduisent en ras de marée et en barres partielles. Les petits navires s’y trouvent parfois compromis, et petits et grands y subissent des roulis et des tangages qui donnent le mal de mer aux navigateurs les plus aguerris. Les bâtiments passent successivement des vases molles aux vases dures, c’est-à-dire du calme à l’agitation, et la connaissance de ces divisions maritimes, de ces gisements de repos et de trouble, n’est point indifférente pour régler l’heure des repas quand on aime à manger tranquillement.

Les îles du Salut reposent sur un banc de vases molles ; mais de chaque côté de ce banc, se rencontre la mer la plus dure de toute la côte de la Guyane. Le banc de Macouria, le Trou du Diable et les battures de Malmanoury, ont un renom qui fait l’épouvante des pauvres passagers.

Les ras de marée commencent en décembre pour finir en avril : ce qui ne veut pas dire qu’ils ne troublent pas l’assiette des eaux pendant le reste de l’année, mais durant les mois que je cite, c’est un état chronique.

Nous étions à la fin de décembre et l’Alecton, grand rouleur, s’en donnait à cœur joie. Jamais la mer océane ne l’avait autant secoué depuis Toulon. Il semblait se tordre et tressaillir jusqu’à la quille, avec des soubresauts brusques et des rappels à arracher l’âme, tandis que des lames courtes, sourdes, traîtresses, montaient le long de ses flancs et faisaient irruption sur le pont.

C’était un vilain avant-goût de la navigation des parages guyanais. I