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de quelques petites provisions, et pendant une nuit obscure, trompant l’œil des sentinelles, marchant ou rampant, portant ou traînant son cercueil, il le descendit au rivage.

Là, il lança à la mer cette sorte de barque à Caron, s’y étendit et se livra courageusement à la merci des flots, comptant principalement sur le vent et le courant pour conduire le funèbre esquif vers les côtes de la Guyane anglaise où le droit d’asile est scrupuleusement respecté.

Il avait cent cinquante lieues à parcourir ; mais cette énorme distance l’inquiétait médiocrement, il voulait fuir et mettait résolument sa vie pour enjeu dans la partie.

Malheureusement pour lui, il avait compté sans l’instabilité et l’innavigabilité de son navire.

Le lendemain, on s’aperçut bien qu’il manquait un homme à l’appel, mais aucune embarcation n’était absente, on supposa qu’il s’était noyé par accident ou volontairement ; on ne songea pas à le poursuivre, ne croyant pas à une évasion. Ce fut le hasard qui amena sur sa route une goëlette qui vit flotter une épave à demi submergée. Une foule d’oiseaux de mer volaient à l’entour et venaient la frôler de leur aile, tandis que deux énormes requins la heurtaient par moments et semblaient convoiter une proie.

Le bâtiment se dirigea vers cette singulière caisse, et l’on fut fort surpris d’y trouver un homme à demi noyé, à demi évanoui, à demi mort, et qui, pareil à Lazare, semblait sortir du tombeau.

Je ne sais si en vertu du mérite de l’invention, on lui fit grâce des cinquante coups de corde et autres punitions qu’entraîne toute tentative d’évasion. Dura lex, sed lex.

Quelques mois plus tard, l’aviso l’Abeille, entrant dans le Maroni, vit flotter un tronc d’arbre qui dérivait au courant. Sur cet arbre encore garni de ses feuilles, il y avait quelque chose d’indéterminé. Des religieuses, passagères à bord, vinrent tout émues trouver l’officier de quart, lui assurant que cette chose était un homme. Leur zèle humanitaire fit réintégrer au pénitencier ce déserteur incorrigible, toujours le même, non rebuté par un premier échec, et qui n’avait trouvé que ce moyen extrême de fuir à tous risques un lieu maudit.


Atterrage de Cayenne. — Jusqu’à quel point la Guyane mérite-t-elle sa mauvaise réputation.

Du haut de l’île Royale, la vue se promène sur la côte de la Guyane qui se développe sur une ligne uniforme de palétuviers que n’interrompent pas d’une manière sensible les rivières de Kourou, de Sinnamary et de Conanama. Quelques sommets de moyenne hauteur, situés à quelques lieues du rivage, servent seuls de points de reconnaissance pour attaquer l’entrée de ces rivières qui ne sont accessibles qu’à de très-petits navires.

Conanama, Sinnamary partagent avec le Kourou une triste célébrité. C’est là que furent internés les proscrits du 18 fructidor an v (4 septembre 1797).

Certes, il y avait là des bourreaux et des victimes, et les ordres sévères du Directoire furent interprétés par des agents inhumains et exaltés par les passions politiques. Cependant, il y a de l’exagération dans les récits des transportés qui ne voyaient les choses qu’à travers le crêpe lugubre assombri par leur imagination.

Parmi les déportés de Sinnamary, il n’y avait guère que des hommes appartenant à une haute position sociale, des hommes âgés, des prêtres, des gens d’étude et de cabinet, qui changeaient le bien-être d’une vie confortable contre les maux de l’exil. Séparés brutalement de leur famille, emportant avec eux ce ver rongeur du désespoir qui tue plus sûrement encore sous ce pays brûlant et insalubre, ils subissaient l’influence du moral sur le physique, alors que les ressources ordinaires de la vie leur faisaient défaut, alors qu’ils souffraient à la fois dans leur cœur, dans leur esprit et dans leur corps.

Hommes de plume et de loisirs, étrangers aux soins matériels, à la vie pratique, à l’agriculture, en un mot, ne connaissant de l’existence que son côté spirituel, c’étaient là de tristes colons pour résister au climat de la Guyane. Sur 328 déportés dont 252 prêtres insermentés, 161 succombèrent. Quelques-uns, parmi lesquels Pichegru, Villote, de Larue, Aubry, Barthélemy, Letellier, Ramel, Dossonville parvinrent à s’évader et gagnèrent les États-Unis. D’autres tels que Barbé-Marbois et Lafont-Ladébat obtinrent leur rappel en France. Il n’est pas étonnant que tous aient gardé un triste et douloureux souvenir des plages inhospitalières de la Guyane et que l’amertume déborde de leurs récits quand ils parlent du lieu de leurs souffrances.

À ces deux saisissants épisodes de 1754 et de 1797, de Kourou et de Conanama, vint s’ajouter la terrible épidémie de fièvre jaune de 1848 et l’opinion publique égarée par la lecture de ces sombres pages de l’histoire coloniale, a pris pour niveau général la mortalité de ces jours tout d’exception et a considéré la Guyane comme un vaste tombeau, comme un ossuaire. Cette opinion est fort accréditée. On plaint le sort des fonctionnaires que leur service désigne pour la Guyane et on leur conseille charitablement de faire leurs dispositions testamentaires avant le départ.

Essayons de ramener les faits dans le domaine de l’exactitude et de combattre la prévention avec les chiffres de la statistique.

Malgré sa position, la Guyane, située presque sous la ligne équinoxiale, n’a pas à souffrir d’un climat aussi brûlant qu’on pourrait le croire. La moyenne du thermomètre à l’ombre y est de 27 degrés centigrades, hauteur qui dans les grandes chaleurs de l’été, monte à 30 ou 32, et baisse pendant les nuits de 2 à 3 degrés.

La constitution physique du pays explique cette bizarrerie. En effet, il n’y a ici ni sable, ni pierres, ni rochers couvrant des surfaces d’une grande étendue, seules propres à augmenter les effets du rayonnement. Le sol argileux, est couvert de plantes, de forêts, d’où la chaleur ne jaillit pas comme d’une plaine sablonneuse