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Ce fut là qu’on plaça le dépôt central sur lequel les navires venant de France évacuèrent les bagnes de Brest et de Rochefort, et où l’on verse momentanément les convois annuels venant de Toulon. Classés ensuite par catégories, les transportés restent définitivement sur les îles ou sont dirigés sur les autres établissements de la colonie.

L’île Royale centralise le commandement des trois îles dont elle est la plus grande ; c’est là que sont les forçats proprement dits. L’île Saint-Joseph reçoit les repris de justice, et les déportés politiques sont internés sur l’île du Diable.

Escarpée sur la plus grande partie de ses abords, sur un périmètre de trois milles au plus, élevée d’une soixantaine de mètres, l’île Royale présente un sol singulièrement accidenté. L’aspect en est des plus pittoresques. Le déboisement a été opéré, peut-être d’une façon trop exclusive. La couleur rouge brun des terres alterne avec le vert foncé, qui est la nuance de la végétation guyanaise. Le clocher et le phare qui dominent l’île, les établissements plaqués aux flancs de la montagne, ressemblent à ces maisons massives, jouets d’étrennes avec lesquels les enfants composent des villes et des villages.

Ici nous sommes en plein bagne ; ici l’on retrouve ces figures où le vice a marqué son empreinte, mais pâlies par l’anémie, mais ayant abdiqué sous un ciel énervant cette énergie sauvage qui les rendait si dangereux en France. C’est une patiente résignation qui a de rares révoltes contre l’autorité, et qui se concentre pour l’évasion.

Que faire, dit-on, en un gîte à moins que l’on y songe ? mais, que faire dans une prison à moins que d’y songer à s’en échapper ?

Les transportés, c’est le nom officiel substitué à celui de forçats, et par lequel ils sont tous désignés, les transportés travaillent aux routes, aux constructions de l’île, au déchargement des navires, aux ateliers de confection où l’on fait sabots, chapeaux, effets, meubles pour le service général. Ils sont employés aux forges, à la menuiserie, à la fonderie, et acquièrent des grades dans le travail avec une rémunération qui varie de cinq à dix centimes par jour.

De plus ils ont leurs heures de liberté pendant lesquelles ils travaillent à leur propre compte.

On a même trouvé parmi les transportés les éléments d’un corps musical.

L’uniforme des transportés se compose d’une chemise et d’un pantalon de toile grise et d’un chapeau de paille. Le peloton de correction seul porte la chaîne et le costume traditionnel rouge et jaune. Il se recrute dans les hommes incorrigibles, les évadés, les paresseux ; il est chargé des travaux les plus pénibles, des plus rudes corvées. C’est une punition plus ou moins longue, qui, avec le cachot et les coups de corde, forme le système répressif au moyen duquel on cherche à assouplir les natures rebelles.

Pour approprier l’île Royale à sa nouvelle destination, il a fallu exécuter de grands travaux de terrassements. Pour trouver sur les plateaux supérieurs l’emplacement nécessaire, il ne fallait rien négliger. Le camp, c’est-à-dire l’ensemble des baraques dans lesquelles les transportés sont parqués par escouades ou chambrées, les casernes des soldats et des surveillants, la gendarmerie, les logements du commandant particulier, des officiers, des agents divers, l’hôpital, l’église, les magasins et ateliers de confection eurent bientôt absorbé tout l’espace.

Dans la partie inférieure de l’île, on installa un quai, un dépôt de charbon, des chantiers, des forges et des ateliers d’ajustage pour les réparations des bâtiments à vapeur.

Quand tout cela fut fait, il ne resta aucune place pour le cimetière. Il n’eût même pas été possible d’en construire un, vu la mince épaisseur de terre qui recouvre la charpente osseuse de l’île, et l’étendue qu’il fallait donner à ce champ de repos. En effet, outre la mortalité spéciale aux îles où se trouve rassemblé un personnel de près de 2 000 personnes, le chiffre des décès s’augmente de ceux des malades de Kourou, qui sont transportés à l’hôpital de l’île Royale ; et Kourou est un des points les plus malsains de la Guyane.

C’est donc la mer qui est le cimetière des détenus aux îles du Salut, comme au château d’If. Seulement, ici, on ne précipite pas du haut des rochers les prisonniers décédés.

Malgré cette différence, ou peut-être à cause de cette différence, un détenu, qui avait lu sans doute Monte-Cristo, prit au génie inventif de M. A. Dumas le projet d’une étrange évasion.

Quand un transporté est mort, il est enfermé dans un linceul de toile à voile, alourdi par quelques pierres. Un cercueil, le même pour tous, reçoit le corps. Une clochette sonne quelques glas ; à cet avertissement une embarcation part du môle et se rend à la pointe ouest de l’île où l’on descend le cercueil par un sentier qui serpente au flanc de la montagne.

Le canot embarque son funèbre chargement et prend le large. Arrivé à une certaine distance, il s’arrête ; le cercueil s’ouvre et laisse glisser à la mer son contenu qu’attendent les requins, puis canot et bière vide reprennent le chemin de l’île.

Un transporté, donc, eut l’ingénieuse idée d’utiliser le cercueil pour sa fuite. Il était au courant de l’état sanitaire et savait, qu’à moins d’accidents, il avait quelques jours devant lui.

On ne garde pas une bière comme un coffre-fort, on ne met pas sous clef ces sortes d’objets, ne pensant pas qu’ils puissent tenter la cupidité d’un voleur. Aussi le forçat put-il, sans être inquiété en aucune façon, pénétrer dans le hangar sous lequel la bière était remisée, et eut toute facilité pour faire ses préparatifs.

Il calfata avec soin cette étrange nacelle, c’est-à-dire qu’il garnit d’étoupe les joints des planches pour qu’elle ne fît pas d’eau ; il y mit une sorte de banc, il façonna deux palettes en forme de pagayes indiennes, se munit