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MM. de Choiseul et de Praslin avaient obtenu la concession des terrains compris entre la rivière de Kourou et la rivière de Maroni, concession convertie en fief héréditaire avec les droits y attachés, et l’autorisation de donner les noms de leur famille aux lieux principaux.

M. de Chanvallon, nommé intendant général de la colonie, avait envoyé à l’avance M. de Préfontaine pour préparer les logements des émigrants ainsi que les vivres et provisions qui devaient leur être nécessaires à leur arrivée. Mais cette mission si importante ne fut malheureusement pas bien exécutée.

Après les fatigues d’une traversée pénible, ces massifs de verdure, ces trois corbeilles de feuilles et de fleurs qui sortaient du sein des flots, se présentaient aux voyageurs sous l’aspect le plus séduisant. On les acclama comme la terre promise ; on les appela les îles du Salut.

Ce fut une première illusion qui dura peu et leur fit paraître la réalité plus triste.

La halte passagère que l’on dut faire sur les îles, avant de débarquer sur les plages de Kourou, les initia aux misères qu’ils devaient subir par la suite.

Sous l’ombrage de ces arbres toujours verts, des myriades d’insectes troublaient le sommeil des émigrants, et de ces rochers qui formaient la charpente des îles, ne coulait aucune source, aucun ruisseau pour apaiser leur soif.

Les convois d’émigrants qui devaient s’espacer à des intervalles réguliers, arrivaient coup sur coup, et rien n’était disposé pour les recevoir.

M. de Chanvallon était arrivé avec le gros de l’expédition porté sur onze navires. Plusieurs convois l’avaient précédé ; d’autres se succèdent rapidement, tant par des navires de commerce que par les frégates la Fortune, la Ferme et le Centaure. On ne comptait plus les arrivants, qui débarquaient tant sur les îles que sur les plages de Kourou ; femmes, enfants, malades, sans abris, sans outils, sans vêtements.


Îles du Salut et battures de Malmanoury, vues du large. — Dessin de Riou d’après M. Bouyer.


La confusion était à son comble, le désordre complet. Les distributions de vivres étaient irrégulières et insuffisantes, la fraude et l’incurie étaient partout.

Qu’on se représente l’horrible position de ces infortunés, provenant pour la plupart de la Lorraine et de l’Alsace, transportés dans un pays et sous un climat si nouveaux pour eux, entassés dans des lieux malsains, inondés par des pluies torrentielles, brûlés par un soleil torride, attaqués par ces mille petits ennemis, qui, rampant et volant, pullulent sous la chaleur humide des tropiques ; souffrant de la faim, de la soif, en proie à la maladie, à la fièvre qui abat le courage et engendre le désespoir, les hallucinations folles, la misère et la mort.

Et pendant les sombres scènes de ce drame réel et lugubre, dont les péripéties fatales se déroulaient devant ses yeux, M. de Chanvallon, insoucieux et sceptique, montait un théâtre et faisait jouer des comédies et des arlequinades, ou bien passait son temps en de vaines discussions avec le gouverneur de Cayenne.

Ce chef écrit cependant en France le fâcheux état de la colonie et dévoile la conduite de M. de Chanvallon. Le chevalier Turgot est envoyé à la Guyane ; mais sa mission, au lieu d’être efficace pour les colons, n’a pour résultat que la destitution de M. de Chanvallon et la recherche de ses fautes. Au bout de trois mois, M. Turgot part pour la France avec le fonctionnaire disgracié, et les émigrants restent plus que jamais abandonnés à eux-mêmes.

Pour résumer cet épouvantable épisode, qui a valu à la Guyane son sinistre renom dans l’histoire coloniale, il suffit de dire qu’égarés par le désespoir, des mères jetaient leurs enfants du haut des rochers de Kourou dans la rivière et s’y précipitaient ensuite, que sur les 14 000 individus qui arrivèrent de 1753 à 1754, tant aux îles du Salut qu’à Kourou, 918 seulement survivaient encore en 1755, et malades, amaigris, moribonds, fuyaient une terre détestée.

Après ce sinistre, les îles du Salut restèrent longtemps inhabitées ; puis on y établit une Léproserie qui fut ensuite transportée à Mana. Enfin, lorsque la loi du 8 avril 1852, fit de la Guyane la terre de la transportation, ces îlots parurent merveilleusement disposés pour un grand établissement pénitentiaire.