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toire en promontoire, comme le voyageur terrestre compte de ville en ville, de village en village. Ce sont les jalons qui nous servent à couper la longueur de ces routes immenses que nous traçons sur les océans.

Nous avons franchi successivement le golfe de Lion, où la mer dresse d’habitude une crinière d’écume ; nous passons le golfe de Valence, et laissant à notre gauche les îles Baléares, nous défilons devant le cap Saint-Martin où le paladin Roland, tranchant les monts de sa redoutable épée, a laissé cette étrange coupure connue dans le pays sous le nom de Cuchillada de Rolon.

Voici le cap Palos. Là-bas, c’est Carthagène, la ville d’Asdrubal et de Scipion, tombeau pour l’un, triomphe pour l’autre, quatrième port de la côte sud d’Espagne qui, d’après le dicton populaire, en possède encore trois autres : juin, juillet et août. Le cap de Gate se reconnaît à ses grandes taches calcaires qui ressemblent à des draps étendus au soleil ; nous voyons les montagnes de Malaga, et le 25 novembre de grand matin, quatrième jour depuis notre départ de Toulon, nous sommes devant Gibraltar.

L’Océan est pour nous aussi aimable que la Méditerranée.

Il est des navires prédestinés, devant lesquels les flots s’apaisent et les tempêtes reculent. Les vaisseaux ont leur étoile comme les hommes. Ils subissent comme eux des chances heureuses ou malheureuses. On serait parfois tenté de croire que ces grands corps de bois et de fer auxquels notre existence est attachée, sont animés d’un certain esprit ; que tous les petits lutins frappeurs, tourneurs, parleurs, des planches ou des tables, se rassemblent parfois dans une grande individualité. Je n’ose m’embarquer dans cette théorie, de peur de m’échouer sur un paradoxe.

Appuyé sur le plat-bord de l’Alecton, à demi songeur, à demi éveillé, je pensais à cette inégalité de répartition dans les destinées, tout en contemplant cette mer qui déroulait avec majesté ses volutes d’azur. Un incident vint m’arracher à ma rêverie.

« Commandant, la vigie signale un débris flottant, par bâbord.

— C’est un canot chaviré.

— C’est rouge, ça ressemble à un cheval mort.

— C’est un paquet d’herbes.

— C’est une barrique.

— C’est un animal, on voit les pattes. »

Je me dirigeai aussitôt vers l’objet signalé et qui était si diversement jugé, et je reconnus le poulpe géant dont l’existence contestée semblait reléguée dans le domaine de la fable.

Je me trouvais donc en présence d’un de ces êtres bizarres que la mer extrait parfois de ses profondeurs comme pour porter un défi aux naturalistes. L’occasion était trop inespérée et trop belle pour ne pas me tenter. Aussi, eus-je bien vite pris la résolution de m’emparer du monstre, afin de l’étudier de plus près.

Aussitôt tout est en mouvement à bord ; on charge les fusils, on enmanche les harpons, on dispose les nœuds coulants, on fait tous les préparatifs de cette chasse nouvelle.

Malheureusement la houle était très-forte et dès qu’elle nous prenait par le travers, elle imprimait à l’Alecton des mouvements de roulis désordonnés qui gênaient les évolutions, tandis que l’animal lui-même quoique restant toujours à fleur d’eau, se déplaçait avec une sorte d’instinct et semblait vouloir éviter le navire.

Après plusieurs rencontres qui n’avaient permis encore que de le frapper d’une vingtaine de balles auxquelles il paraissait insensible, je parvins à l’accoster d’assez près pour lui lancer un harpon ainsi qu’un nœud coulant, et nous nous préparions à multiplier le nombre de ses liens, quand un violent mouvement de l’animal ou du navire fit déraper le harpon qui n’avait guère de prise dans cette enveloppe visqueuse ; la partie où était enroulée la corde se déchira et nous n’amenâmes à bord qu’un tronçon de la queue.

Nous avions vu le monstre d’assez près et assez longtemps pour en faire une exacte peinture. C’est un encornet gigantesque. Il semble mesurer dix-huit pieds de la tête à la queue. La tête, qui a la forme d’un bec de perroquet, est enveloppée de huit bras de cinq à six pieds de longueur. Sa couleur est d’un rouge brun ; ses yeux glauques ont la dimension d’une assiette ; la figure de cet embryon colossal est repoussante et terrible.

Officiers et matelots me demandaient à faire amener un canot pour essayer de garrotter de nouveau le monstre et de l’amener le long du bord. Ils y seraient peut-être parvenus si j’eusse cédé à leurs désirs ; mais je craignais que dans cette rencontre corps à corps, l’animal ne lançât un de ses longs bras armés de ventouses sur le bord du canot, ne le fît chavirer, n’étouffât plusieurs hommes dans ses fouets redoutables, chargés, dit-on, d’effluves électriques et paralysantes, et comme je ne pouvais pas exposer la vie de mes hommes pour satisfaire une vaine curiosité, je dus m’arracher à l’ardeur fiévreuse qui nous avait saisis tous pendant cette poursuite acharnée, et j’ordonnai d’abandonner sur les flots le monstre mutilé qui nous fuyait maintenant et qui sans paraître doué d’une grande rapidité de déplacement, plongeait de quelques brasses et passait d’un bord à l’autre du navire, dès que nous parvenions à l’aborder.

La partie de la queue que nous avions à bord pesait quatorze kilogrammes. C’est une substance molle répandant une forte odeur de musc. Le partie qui correspond à l’épine dorsale commençait à acquérir une sorte de dureté relative. Elle se rompait facilement et offrait une cassure d’un blanc d’albâtre. L’animal entier, d’après mon appréciation, devait peser de deux à trois tonneaux, quatre à six mille livres. Il soufflait bruyamment ; mais je n’ai pas remarqué qu’il lançât cette substance noirâtre au moyen de laquelle les petits encornets que l’on rencontre à Terre-Neuve, troublent la transparence de l’eau pour échapper à leurs ennemis.

Des matelots m’ont raconté qu’ils avaient vu, dans le sud du cap de Bonne-Espérance, des poulpes pareils à celui-ci, quoique de taille un peu moindre. Ils pré-