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Le 21 novembre 1861, l’aviso à vapeur l’Alecton, sur lequel, en écrivain consciencieux, nous avons donné au lecteur tous les renseignements historiques désirables, quittait le port de Toulon et la France pour se rendre à sa destination, et se lançait dans la haute mer.

La mer ! que de poëtes, d’historiens et de savants, ont, depuis quelques années surtout, exploité cette mine féconde ! Jusqu’à ces derniers temps, la mer avait été respectée dans cette grande recherche de l’inconnu. Mais dans ce siècle interrogateur où semblent marcher de front le positif et l’idéal, l’imagination et le réalisme, les grands phénomènes de la nature font éclore sur la harpe d’or les fleurs les plus rayonnantes de la poésie, et éveillent chez les penseurs et les philosophes le désir de sonder leurs mystères les plus cachés et de dévoiler leurs lois les plus intimes.

On avait depuis longtemps déterminé d’une manière mathématique les règles des marées ; on avait reconnu l’influence immédiate des astres sur les mouvements de l’Océan ; on savait les raisons des intermittences régulières d’avance et de recul ; on avait étudié quelques courants généraux ou particuliers ; on connaissait les trombes, les ouragans, les tempêtes par leurs terribles effets ; la sphère céleste avait dit presque tous ses secrets ; la mer avait gardé les siens.

Il appartenait à une nation jeune et qui marche à pas de géant vers l’avenir, à une nation qui doit sa force et sa vitalité puissante à la mer, d’établir les bases et les lois organiques de ce milieu inconnu. Il est un fleuve au sein de l’océan, jamais il ne tarit, jamais il ne déborde. Ses rives et son lit sont des couches d’eau froide à travers lesquelles coulent à flots pressés, ses ondes tièdes et bleues. Il est plus rapide que l’Amazone, plus impétueux que le Mississipi et la masse de ces deux fleuves ne représente pas la millième partie du volume d’eau qu’il déplace.

Ce fleuve, c’est le Gulf-stream.

C’est par l’étude de cette merveille de la mer, que le savant Américain Maury est arrivé à pénétrer dans tous les phénomènes de l’océan. Dans son livre des vents et des courants, il désigne clairement le Gulf-stream comme le grand régulateur de tous les mouvements qui se manifestent au sein des eaux de l’Atlantique.

Ce prodigieux fleuve océanique, puise des trésors de chaleur dans le golfe du Mexique, et les répand généreusement dans le monde, de l’Amérique vers l’Europe, tandis que les eaux froides refoulées et modifiées par cette force irrésistible se frayent à leur tour des chemins dans la mer, arrivent par des circuits plus ou moins longs à cette même source de calorique, et vont, par une chaîne sans fin et une circulation éternelle alimenter le foyer générateur.

Ainsi se conserve le grand équilibre des mers. Ainsi viennent se compenser les degrés d’évaporation et de saturation saline que les différences de latitude et de profondeur ont établis dans les mers. Ainsi chaque flot, chaque vague participe au mouvement général de la masse infinie.

La goutte d’eau qui a reflété le Vésuve, qui s’est embaumée aux senteurs de Sorrente, après avoir parcouru le monde comme un éternel voyageur, ira, quelque jour, se congeler aux abords sombres du pôle, et former le sommet d’albâtre de quelque îlot glacé.

En même temps que les preuves les plus éclatantes se groupaient pour prouver cette vérité du mouvement des mers, l’ingénieux appareil de sondage de Broocke permettait de tracer en tout lieu le profil de la mer, et d’en étudier la constitution physique. La mer sans fond était un mot à rayer du dictionnaire des impossibilités. La nature de ce fond, dont la sonde rapportait des échantillons, permettait de raisonner sur des certitudes. L’horizon des mystères s’éclaircissait.

Piddington développait les lois circulaires des tempêtes et des ouragans, établissait leurs zones et leurs phases diverses, leurs rapports avec les courants trop heurtés quelquefois des eaux chaudes et des eaux froides. Il semblait prédire le moment de leur naissance, l’heure de leur chute, le chemin probable parcouru par ces cyclones tourbillonnants.

Et tous ces phénomènes, tous ces prodiges reliés entre eux, constituent les lois immuables de l’univers et concourent, dans un merveilleux accord, à rendre hommage à la sagesse suprême du Créateur qui a permis que les règles du mouvement des mondes fussent tôt ou tard connues des hommes, et n’a voulu laisser dans les limbes impénétrables que les mystères de sa divine essence, tout en révélant à chaque instant sa puissance infinie.

Déduisant des règles pratiques de ces précieuses découvertes, Maury guide les navires dans leur marche indécise et leur indique la meilleure route à suivre pour profiter de certains courants, pour éviter les autres.

Des lois des tempêtes, l’illustre marin tire de lumineuses conséquences. Assis dans son cabinet de travail à l’observatoire de Washington, il calcule le point où l’on doit rencontrer cette épave qui s’appelait le San-Francisco, et qui broyée par l’ouragan flottait éperdue à la merci des vents et des flots. Il détermine par des chiffres la courbe qu’avait dû suivre ce vent et la dérive que la mer, le vent et le courant avaient dû imprimer au navire, et au point exact indiqué par Maury, on arrachait six cents malheureux à la mort. Une heure après ce miraculeux sauvetage, l’épave s’engloutissait dans les flots.

Jamais la Méditerranée n’a revêtu physionomie plus placide qu’au jour de notre départ ; jamais novembre n’a vu des ondes plus tranquilles, une nappe plus bleue, s’ouvrir plus facilement sous la proue d’un vaisseau. La tigresse a rentré ses griffes, et n’a pour nous en ce jour que des caresses de jeune fille.

Ce calme qui pour un navire à voiles serait un sujet de désespoir et d’ennui, est une bonne fortune pour un navire à vapeur. Le panorama de la côte d’Espagne se déroule devant nous avec rapidité. Nous autres marins, nous comptons notre chemin de cap en cap, de promon-