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d’un morceau de lièvre qu’un Turcoman avait tué le matin avec son fusil à mèche.

En quittant Courk-Tépé, nous laissâmes sur notre gauche la route du canal montant à Serbend pour prendre une route plus directe et d’un terrain plus solide. Nous arrivâmes par l’ancien Saraks et le Tehechme, au lever du soleil, en vue de la forteresse de Saraks, le soir du 5 décembre, après avoir parcouru, en trente-huit heures à peu près, dont vingt-cinq seulement à cheval, mais à une allure soutenue, une distance que l’armée persane n’avait pu franchir en moins de vingt jours.

Deux cavaliers allèrent prévenir le gouverneur de Saraks pour éviter en passant quelques coups de canon, car là aussi on tire sur tout ce qui paraît à l’horizon ; ensuite nous nous dirigeâmes sur la ruine d’Ourlou-Baba pour y attendre Abdal, entré dans Saraks. À son retour, il y eut entre les Turcomans un entretien secret qui ne m’annonçait rien de bon, à en juger par le jeu de leurs physionomies. En effet, Abdal m’expliqua que les cinq prisonniers turcomans promis n’étaient pas à Saraks, qu’il n’osait se confier à la parole des Persans, et qu’étant négociateur responsable de ces cinq prisonniers vis-à-vis des Turcomans, il allait être obligé de me conduire et de me garder à Marv.

J’affectai un air très-indifférent et je lui dis qu’il était libre d’agir comme il l’entendrait. La journée se passa en pourparlers avec Saraks. Le soir nous allâmes camper aux environs de l’ancien Saraks où nous passâmes la nuit. Les Turcomans parlèrent encore à voix basse et je pus comprendre qu’ils disaient « que retourner à Marv serait une imprudence, et qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver ; on pouvait rencontrer une maraude ennemie ; si j’étais tué, que deviendraient les otages ? » etc. Je me rassurai donc et m’endormis plein de confiance dans la Providence qui jusque-là ne m’avait pas abandonné.

Le matin, Abdal me dit que, tout bien considéré, si je lui jurais que ses cinq prisonniers lui seraient rendus, il consentait à me faire entrer dans Saraks où il resterait mon hôte jusqu’à l’arrivée de la caravane de Méched. Je le lui jurai, et nous montâmes à cheval avec quatre de ses cavaliers.

Une demi-heure après j’étais dans les murailles de Saraks, le 6 décembre 1861, après quatorze mois d’une dure captivité. Cette fois, j’étais libre ! Sans trahir la moindre émotion devant les assistants, je me découvris, adressant mes vœux et l’expression de ma reconnaissance à tous ceux qui, directement ou indirectement, avaient coopéré à ma délivrance.

La caravane de ravitaillement ne tarda pas à arriver, avec les cinq prisonniers turcomans, qui furent immédiatement remis entre les mains d’Abdal. En même temps, elle apporta la nouvelle de la mort de Méhémet-Cheik, à l’occasion de laquelle les Persans tirèrent le canon, tandis que les Turcomans étaient consternés ; tous ceux d’entre eux qui n’avaient pas affaire à Saraks prièrent le gouverneur de leur faire ouvrir les portes et s’en retournèrent au Tekké.

Ce Méhémet-Cheik, serdar, était un vieillard de soixante et quelques années, exerçant le brigandage avec une grande intelligence et un rare bonheur depuis une quarantaine d’années. Aussi jouissait-il de l’estime et de la vénération de tous les Turcomans, qui le considéraient, non-seulement comme le chef le plus habile et le plus brave de tous, mais encore comme un véritable héros. J’ai dit comment son départ de la tribu des Toposes avait retardé le mien. Il avait rencontré dans les environs de Karaboghra, à quelques lieues de Méched, plusieurs colonnes de cavalerie persane ; l’une d’elles surprit la maraude et l’entoura de façon à lui couper la retraite. Trente Turcomans furent tués dans le combat. Méhémet-Cheik, un bras cassé, ne cessa point de combattre ; il fut tué d’une balle dans la tête. Les trente derniers cavaliers forcés à se rendre, après un combat désespéré contre cinq cents Persans, furent conduits à Méched, avec les têtes des morts et un bras de Méhémet-Cheik. Les Persans ont coutume de conserver les têtes de leurs ennemis après en avoir enlevé la peau et les avoir remplies de paille.

Le 18 décembre, je me mis en route dans la direction de Méched, avec la caravane, composée d’un régiment de cent cavaliers et de deux pièces de canon.

Nous trouvâmes de la glace et de la neige dans la vallée d’Arderbend ; mais j’entrai à Méched par un beau temps, le 24 décembre, et j’y restai jusqu’au départ d’une forte caravane qui devait partir vers la fin de janvier pour Téhéran. On avait confié à cette caravane la garde des prisonniers turcomans, la plupart solidement liés sur des chameaux. Quand on arrivait aux stations ils étaient déliés, la tête toujours prise dans un anneau fixé à une chaîne.

En approchant de Téhéran, j’aperçus avec attendrissement mes amis (compatriotes et étrangers) qui venaient à ma rencontre : ce fut au milieu d’eux que j’atteignis la porte de la ville. Cette bonne colonie européenne me témoignait sa joie en poussant sur le chemin des charges et des hourras.

Dans mon impatience, j’avais laissé en arrière la caravane ; elle n’arriva que le lendemain conduisant les compagnons de Méhémet-Cheik et portant au bout des baïonnettes les têtes en manière de trophées. Ce cortége traversa toute la ville aux acclamations de la populace et ne s’arrêta que hors et près de la porte Davolet, où les Turcomans furent liés les bras en l’air à des piquets enfoncés dans la muraille.

Presque tous les habitants de la ville accoururent pour jouir du spectacle de leur supplice. Les Turcomans, avec leur sang-froid et leur dignité ordinaire, marchèrent à la mort sans trahir la moindre émotion ; les plus valides portaient sur leurs épaules ceux de leurs compagnons que leurs blessures empêchaient de marcher.

Les bataillons qui devaient fusiller les Turcomans se placèrent à une grande distance afin de prolonger