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me faire évader moyennant une somme convenue. Il acheta un bon cheval que j’eus l’occasion de voir passer, et m’engagea à prendre patience pendant une vingtaine de jours jusqu’à la fin de la lune, époque à laquelle son associé devait arriver et me servir de guide.

Je supposai bien que ce marchand se proposait de me faire conduire par son associé sur le territoire de Boukhara, où l’on m’aurait gardé dans l’espoir d’obtenir une rançon dans le genre de celle qu’on exigeait pour moi chez les Tekkés. Mais mon désir était surtout d’avoir un cheval entre les jambes, et une fois hors du territoire tekké, au Djehoun, je comptais me débarrasser de gré ou de force de mon guide, remonter à tous risques la rive gauche du fleuve et gagner l’Afghanistan.

En attendant, je m’étudiai à apprivoiser mes gardiens, qui ne me quittaient ni jour ni nuit. Je leur appris le jeu du joquet (les boîtes à trictracs provenaient de l’expédition persane). Pendant la soirée, au moment le plus intéressant de la partie, je quittais le jeu pour revenir ensuite le reprendre. Les premiers jours, quelqu’un sortait toujours en même temps que moi ; mais peu à peu on n’y fit plus attention, et je prolongeais plus ou moins ma sortie sans que personne songeât à me suivre.

Toutes mes précautions bien prises, et comme je n’avais plus qu’une huitaine de jours à attendre, il m’arriva un message secret de la part de Yousouf-Khan, général persan, chef de la tribu des Afchars et prisonnier aussi dans la tribu des Toposes : il m’avertissait qu’il était chargé par le gouvernement du Khorassan de terminer mon affaire, que je n’avais à m’occuper de rien, qu’il allait faire négocier mon rachat par son aga et ses frères. Il ajoutait que l’argent de ma rançon avait même été déjà envoyé à Saraks.

Cette nouvelle était inespérée. Les négociations s’engagèrent en effet avec Abdal-Serdar, agent envoyé par Yousouf-Khan. Le débat dura huit jours.

Vers le milieu de novembre, on conduisit trois otages, entre autres un frère d’Abdal, aga de Yousouf-Khan, à Saraks, et ils y furent gardés en échange de ma rançon qui devait être apportée par Abdal-Serdar et quinze cavaliers.

Une société de Turcomans qui avaient voulu m’acheter imagina d’envoyer une maraude à la rencontre de cette escorte. Mais Abdal averti prit une route détournée et arriva au Tekké vingt-quatre heures après son départ de Saraks.

Plusieurs individus employèrent toute une journée pour compter ma rançon. Mes deux agas, Verdmourat et Eudemourat, touchèrent 1539 tomans tenguè. Mais les frais et des exigences de toute espèce firent monter la somme totale de ma rançon, en crans anciens, au chiffre de 1867 tomans tenguè, environ 87 524 francs 96 centimes de notre monnaie ; en outre, cinq prisonniers turcomans devaient être rendus à leurs tribus aussitôt après mon arrivée à Saraks.

Tout terminé, nous fîmes le repas du soir pour lequel on avait tué deux ou trois moutons. Puis, je montai à cheval avec Abdal et des cavaliers de sa tribu chargés de m’escorter jusqu’à la tribu des Toposes, sur la rive gauche du Mourgab et dans la direction de Marv.

Presque tous les habitants de mon quartier m’accompagnèrent à une centaine de mètres. Un certain Mehemet-Owez-Pelauvan, oncle de mes deux agas et le plus ancien de la famille, m’adressa un discours d’adieu, moitié persan, moitié turc, en ces termes :

« Il est vrai que tu as souffert ; mais réfléchis que nous sommes obligés d’agir avec rigueur vis-à-vis de nos prisonniers, et que nous aurions pu te vendre à d’autres qui auraient peut-être agi plus mal que nous ; nous-mêmes, nous étions dans la misère ; tu as dû la partager avec nous. Tu as eu tort d’être si scrupuleux en nous cachant ta position, car nous savions que ta rançon aurait toujours été payée par le gouvernement persan. Oublie tout, et puisses-tu bientôt revoir ta patrie ! Allah acber. »

Après ces paroles, nous nous séparâmes.

Bientôt, j’arrivai chez Yousouf-Khan, que je remerciai de son bon concours, et, j’oubliai mes souffrances passées en songeant que j’allais revoir les montagnes de la vallée d’Arderbend et m’éloigner de ces plaines sans bornes comme la mer et d’une monotonie si triste, pour marcher vers l’occident.


Départ pour Saraks. — Mehemet-Cheik. — Retour à Téheran.

Je restai quelques jours dans la tribu des Toposes, les Turcomans n’ayant pas voulu partir en même temps que deux ou trois maraudes qui se dirigeaient vers le territoire du Khorassan et de Hérat, et dont l’une était commandée par Mehemet-Cheik. Ils craignaient qu’en arrivant à Saraks, la nouvelle de ces entreprises fut ébruitée, et qu’on n’y prît des mesures contre leurs frères.

Enfin, dans l’après-midi d’un jour de « bon augure, » nous nous mîmes en route.

Mon escorte était composée de quarante-cinq cavaliers, commandés par Abdal-Serdar. Au coucher du soleil, nous fîmes notre provision d’eau à Caraiab, et à minuit nous campions près de Coutchakoum où nous restâmes jusqu’au lendemain.

Le 4 décembre, en faisant boire nos chevaux aux puits, nous aperçûmes une maraude d’une soixantaine de Turcomans, arrivant du territoire de Hérat avec quelques prisonniers, liés sur leurs chevaux par les bras et les jambes.

Un peu plus loin, nous en rencontrâmes une autre d’à peu près cent cavaliers tekkés. Celle-ci n’avait pas été aussi heureuse que la première ; elle avait perdu quinze hommes, mais elle ramenait onze prisonniers ; le serdar marchait en tête, le bras droit lié et enveloppé ; il avait été atteint d’une balle ; il reçut les saluts et les informations de mon escorte avec un air de dignité que relevait encore l’expression de souffrance répandue sur ses traits.

Au coucher du soleil, nous fîmes boire les chevaux à Courk-Tépé, et nous soupâmes de pain sec, de thé, et